Les doubles jeux turcs et kurdes dans la guerre de syrak

Nicolas TÉNÈZE

Professeur certifié Histoire et Géographie, Docteur en science politique1

Avril 2015

Cet article révèle un trouble jeu de la part d’Ankara : « tête de Turc » de l’Otan, alors que le Salafisme turco-qatari est là pour contrer le wahhabisme saoudien. La Turquie présentée en élec­tron libre de l’Otan se révélerait en réalité un élément de langage pour dissimuler le jeu réel entre Ankara et ses alliés. Il s’agit d’autre part d’évoquer la question kurde avec son peuple, des factions et autant d’intérêts. Il apparaît en effet que la victimisation kurde est une des composantes du just ad bellum et que ce peuple sans terre, est souvent le supplétif d’États opposés. La recherche de l’Autonomie s’apparente le plus souvent à une authentique guerre civile dont l’enjeu est la construction ou non d’un Kurdistan indépendant mais riche en pétrole.

Le THÉÂTRE DE GUERRE SYRO-IRAKIEN, protracted conflict (conflit larvé) oublié provisoirement par lassitude, fait une nouvelle irruption sur la scène politico-mé­diatique depuis juillet 20142. Jusque là, les attentats quotidiens en Irak, (une des conséquences de l’invasion anglo-américaine de 2003), et la guerre civile syrienne (conséquence des « printemps arabes »), devenaient hélas banals. Les deux crises, liées selon certains, à dissocier selon d’autres, sont aujourd’hui deux composantes de la « guerre de Syrak ».

Or, il se trouve que l’actuel trait d’union entre ces deux États se nomme Daesh, une force rebelle terroriste dont les potentialités et les objectifs apparaissent a priori comme inédits. Cette entité islamique, née de différents facteurs, étend au­jourd’hui son influence sur l’est de la Syrie et la moitié Nord de l’Irak. Elle dispute la domination de la région avec d’autres groupes terroristes comme Al-Nosra. En conséquence, une coalition internationale intervient dès le 8 août en Irak et dès le 23 septembre en Syrie, avec pour cible tout à la fois Daesh et al-Nosra, bien qu’en réalité, ces objectifs soient moins clairs qu’ils n’y paraissent. L’intervention militaire internationale contre Daesh porte un nom, Détermination Absolut dans laquelle s’inscrit l’opération française Chammal.

Sans être directement identifiés comme membres de la coalition, Turcs et Kurdes s’avèrent être pourtant parmi les acteurs principaux de la crise, qui plus est aux pre­mières loges des théâtres d’opérations. Or, ces derniers se présentent comme tantôt victimes du Daesh, tantôt plus ou moins complices. C’est pourquoi il s’avère néces­saire d’opérer ici une mise au point sur ces différentes contradictions et de déter­miner la place qu’occupe la Turquie, membre de l’Otan et paradoxalement premier soutien du Daesh, pour ensuite comprendre en quoi la problématique kurde s’avère plus complexe qu’il n’y paraît, circonscrite entre les intérêts proprement turcs et ceux de ces voisins au Moyen-Orient.

Le trouble jeu de la Turquie

Intermédiaire, dans tous les sens du terme, entre l’Union Européenne et le Moyen-Orient, la Turquie est accusée d’être l’un des boutefeux de la crise syra-kienne, en soutenant avec le Qatar notamment, le Daesh, et cela contre « les Kurdes ». Mais peut-on réellement présenter les choses ainsi ?

Ankara : la « tête de Turc » de l’Otan ?

Depuis la création des Nations-Unies, la Turquie ambitionne d’obtenir un siège permanent au CSNU, au motif qu’elle représente les populations turcophones ou ethniquement assimilées. Pour cela, Ankara adopte depuis une vingtaine d’année la « doctrine Davutoglu », du nom de l’actuel Premier ministre et ancien ministre des Affaires étrangères, nommé le « Kissinger turc ». Elle prône une politique de « bon voisinage », surtout dans sa zone d’influence de la Bosnie à l’Asie Centrale en passant par l’Albanie et l’Azerbaïdjan. Pour cela est privilégié le softpower. Des organismes, comme la Fondation pour l’aide humanitaire et l’Institut du Bosphore, promeuvent à ce titre le « modèle turc ». Cette politique étrangère épouse souvent celle de l’Otan, dont la Turquie est membre, mais s’en éloignent parfois comme les derniers appels du pied d’Erdogan à la Russie autour de projets gaziers et pétroliers. Paradoxe, Ankara travaille aussi à réduire l’influence russe en Syrie.

Mais la Turquie concentre aussi des critiques au regard des nombreux « dys­fonctionnements »4. Elles s’exacerbent depuis l’accès au poste de Premier ministre puis de Président (depuis août 2014) de Recep Tayyip Erdogan5, en raison d’un exercice du pouvoir autocratique (construction d’un palais de plusieurs centaines de millions d’euros) et de plus en plus islamiste à direction de l’enseignement, la politique et l’économie. Par la dimension religieuse, Erdogan souhaite acquérir une posture plus rassembleuse. Aussi, des éléments de la société civile entretiennent contre lui une fronde sociale, dont la confrérie Gùlen6 est le fer de lance. Erdogan est aussi vilipendé en raison de la corruption de son administration. Le 17 octobre 2014, plusieurs membres de son parti AKP et quelques-uns de ces proches, accusés de corruption, sont blanchis par une justice sous pression7. Enfin, le Président serait trop proche, dixit le ministre israélien de la Défense Moshe Yaalon, des Frères mu­sulmans, dont il fut membre jusqu’en 1998, mais dont l’influence dans ce groupe resterait intact8.

Evidemment, l’élément principal cristallisant les reproches envers lui reste son traitement de la question Kurde. Les relations exécrables avec les 18 millions de Kurdes de son territoire, expliquent qu’Ankara a probablement sinon crée, du moins encouragé Daesh9 à s’étendre en Syrak, afin de mener une guerre contre le PKK, par procuration, en dehors de ces frontières. Il s’agit aussi, pour la Turquie, de s’emparer d’une partie des bassins versants des fleuves Tigre et Euphrate dont la Turquie revendique le contrôle pour sécuriser ses barrages hydrauliques, mais également de gisements d’hydrocarbures.

Effectivement, l’armée turque est accusée de laisser massacrer les Kurdes, no­tamment lors du siège de Kobané. Une célèbre photo l’illustre, celle d’un char turc, assistant passif au martyr de la forteresse urbaine. Un parallèle s’impose à l’esprit, celui des alliances de raison entre 2 ennemis en vue de certains intérêts. Exemple, exactement 70 ans en arrière, les Nazis exterminent les résistants de Varsovie avec la complicité de Staline, lequel avait stoppé exprès l’avancée de son armée pour se débarrasser de futurs opposants. Mais surtout, les jihadistes du Daesh s’entraînent sans discrétion en Turquie dans les camps de Çanliurfa, Osmaniye et Karaman, tan­dis que transitent, au su du chef d’État-major turc Ismet Yilmaz, les Brigades inter­nationales du jihadisme. Le quotidien français Le Monde explique ainsi : « C’est aussi par cette frontière qu’ont été acheminés une grande partie des armes, des équipements et du ravitaillement destinés à l’EI et à d’autres groupes radicaux. La Turquie a, pour le moins, servi de lieu de transit aux pays alliés des États-Unis dans la région qui ont ‘déversé’, toujours selon Joe Biden, des centaines de millions de dollars, et des dizaines de centaines de tonnes d’armes » sur « n’importe qui pour autant qu’il combattrait Assad’»10.

La présence de 49 diplomates turcs dans la zone défendue par Daesh en sep­tembre vient confirmer cette collusion entre la Turquie et le groupe terroriste. Pour donner le change, Ankara monte alors un stratagème. Début septembre (début des frappes massives de la coalition), la Turquie organise un faux enlèvement de ses diplomates, attribué à Daesh, puis les fait libérer, pour prouver que Daesh est aussi son ennemi. Mais cela ne trompe personne. Le double jeu turc est notam­ment dénoncé par la journaliste libano-américaine Serena Shim (Press TV, agence iranienne), tuée « accidentellement » le 26 octobre par un camion roulant à contre­sens. Selon Fox News, la Turquie l’aurait fait assassiner11.

Le Salafisme turco-qataripour contrer le wahhabisme saoudien

Au sein du sunnisme (de sunna), il est peu commode de distinguer les différents courants religieux. Dans la région, deux d’entre aux s’opposent plus que d’autres : d’une part le wahhabisme, idéologie sublimée par l’Arabie Saoudite, et de l’autre le salafisme, fer de lance du Qatar et de la Turquie.

La première doctrine s’inspire des écrits de Muhammad ibn Abd al-Wahab (1741-1818). Le prophète bénéficie de la protection des Séoud, et en échange leur prodigue de s’enrichir par des razzias et des conquêtes autour de leur territoire, que seul le jihad armée pourrait excuser. La pensée d’Al Wahab s’articule en 3 points: « Un seul chef, un seul pouvoir, une seule mosquée, ce qui sera transformé ainsi: le roi d’Arabie Saoudite impose une religion d’État et en contrôle le dogme, cela contre les chiites et les sunnites hérétiques. Grâce à ce que l’histoire nomme « pacte de Nadjd », les Séoud s’arrogent donc le monopole religieux dans les mondes mu­sulmans et le droit d’y imposer leurs intérêts. Par la suite, le contrôle des lieux saints La Mecque et Médine les y aident.

Aussi, au XIXe et XXe siècle, la famille princière reprend la doctrine pour assoir son autorité sur les autres tribus bédouines, accusées de paganisme. Lorsque l’Ara­bie est unifiée, le wahhabisme devient une sorte de panislamisme séoudien prosé­lyte, en soit tous les musulmans doivent désormais respecter l’autorité théocratique des Séoud.

Les rentrées financières dues aux conquêtes, aux tribus et au pèlerinage assoient le pouvoir de la Dynastie, que le pétrole, au XXe siècle, viendra puissamment ren­forcer. Ryad devient la banque du panislamisme (mais pas du panarabisme) et fédèrent les moudjahidine étrangers en Afghanistan et plus tard les combattants étrangers d’Al Qaida dans le monde. États-Unis (EU) et Union Européenne (UE) ne dénonceront jamais le Wahhabisme car il sert leur intérêt.

Or, par réaction et jalousie, des États à majorité musulmane, menés par le Qatar et la Turquie, refusent cette domination séoudienne, sans pour autant succomber au chiisme. Cette rupture s’amplifie lorsque l’Irak, première opposant à l’Arabie Saoudite, succombe en 2003, laissant les Séoud en passe de devenir les maîtres au Moyen-Orient. Doha et Ankara en profitent pour parrainer, à l’échelle planétaire, des groupes terroristes contre les intérêts séoudiens. Ce schisme est visible dans l’éclatement de la nébuleuse Al-Qaida, avec d’un côté les pro-Séoud, de l’autre les pro-Al-Thani (Qatar).

Pour contrer les wahhabites, le Qatar et la Turquie créent leur propre perception du wahhabisme, en instrumentalisant l’héritage des salaf (« ancêtres prestigieux » c’est-à-dire les compagnons de Mahomet et les grands califes) pour refonder le sala­fisme. Leurs disciples refusent les divertissements et imposent une apparence stricte : barbe pour les hommes et niqab pour les femmes. Les salafistes sont aussi hostiles aux autres écoles de droits coraniques hanéfites, malékites, chaféites et hanbalites, et bien sûr les branches du chiisme. Vision régulière de l’islam sunnite, le salafisme peut se comprendre comme une réaction à la corruption et les déviances des bour­geoisies des sociétés musulmanes, peu respectueuses du Coran, à l’instar des protes­tants face aux dérives ultramontaines. Les salafistes souhaitent un retour au Coran, à la sunna (la tradition du Prophète), à la charia (loi islamique), et cela contre les apports culturels occidentaux. Le Qatar finance des organisations terroristes dont la Jamah Islamiyya, Daesh et Al-Qaida entre autre. Plusieurs intermédiaires offi­cieraient entre le Daesh et al Nosra d’une part, et le Qatar de l’autre tels Tariq bin al-Tahar al-Harzi, Abd Al-Rahman ben Umayr Al-Nuaymi (« fund-raiser » d’Al Qaida, conseiller pour la Fondation caritative d’Al-Thani, Hajjaj Al-Ajmi (« fund-raiser » et intermédiaire entre le Qatar et le Koweït), l’imam Mohammed Al-Arifi (recruteur de jihadistes au Royaume-Uni pour le Qatar)12 et Ashraf Muhammad Yusuf ‘Uthman ‘Abd al-Salam (al-Nosra).

Entre les deux obédiences oscillent les Frères Musulmans, un groupe politico-religieux prônant le retour aux fondamentaux coraniques par l’intermédiaire des élites et non du peuple. Sa doctrine, dont Erdogan, nous l’avons dit, se réclamait, se distingue du wahhabisme par le refus du monopole religieux par un seul État et la lutte contre les nationalismes arabes. Le mouvement est fondé en Égypte en 1928 par l’instituteur Hassan al Banna et Abul Al-Maududi. Sayyid Qutb, pen­seur et militant radical des Frères musulmans, exécuté par Nasser en 1966.

La Turquie en électron libre de l’Otan : un élément de langage

Officiellement donc, alors que la coalition apporte son aide aux Kurdes, la Turquie, soutiendrait sans leur consentement Daesh, et laisserai passer sur son terri­toire les jihadistes occidentaux désireux de lui porter assistance, ainsi qu’à Al-Nosra. C’est pourquoi le 22 novembre, le vice-président américain Joe Biden s’envole vers Ankara, afin de convaincre son homologue que la chute de Daesh est prioritaire sur celle d’Assad et sur celle du PKK. En conséquence, la conseillère à la sécurité nationale des États-Unis, Susan Rice, explique: « [Les autorités turques] ont dit que leurs installations pourraient être utilisées par les forces américaines ou autres pour mener des opérations en Irak et en Syrie. C’est un nouvel engagement, et c’est un engagement que nous apprécions beaucoup »13. Car auparavant nous dit-on, les avions américains décollaient de bases situées au EAU, au Koweït, et au Qatar, en raisons du refus de la Turquie. Aujourd’hui encore pourtant, Ankara refuse toujours d’ouvrir ses bases les plus importantes.

Toutefois, la thèse d’une Turquie mettant devant le fait accompli l’Occident, relève de l’élément de langage qu’il convient de nuancer. Car comme croire que Washington, qui lui vend des armes et forme son armée, n’oblige pas Ankara à ouvrir des bases qui appartiennent de surcroît à l’OTAN ? En réalité, il s’agit d’un élément de langage qui permet de disculper les États du Golfe, les États-Unis (EU) et l’Union Européenne (UE) dans l’ancien soutien qu’ils apportaient au Daesh, au dépens de la Turquie endossant volontairement le rôle de la « tête de Turc ». En faisant mine de ne pas suivre les Américains, le pays s’évite aussi des représailles terroristes. Heureusement, des experts remettent les pendules à l’heure, comme D. Billon14.

Pour étayer cette hypothèse, esquissons les grandes dates des rapports entre la Turquie et l’Occident. Dans les années 1920, Mustafa Kemal Atatùrk, nationaliste, occidentalise la société turque. Il repousse les Soviétiques dans le Caucase ce qui lui vaut la sympathie des États-Unis et du Royaume-Uni. Puis il expulse les Français de la Cilicie et du Sandjak d’Alexandrette (à la satisfaction de l’Italie et du Royaume-Uni). Le traité de Lausanne en 1923 entérine ces bouleversements territoriaux. Pendant la Seconde Guerre Mondiale, la Turquie se tient prudemment à l’écart de l’Axe, récupérant au passage les îles Dodécanèse italiennes en 1947. Washington « l’invite » à rejoindre l’OTAN en 1952. En 1957, il est déjà envisagé que la Turquie et ses alliés interviennent contre la Syrie. Dès 1963, Ankara est signataire de nom­breux traités de pré-adhésion à la CEE. L’occident forme en retour ses hommes politiques et ses militaires.

Pendant la Guerre Froide, la Turquie joue les intermédiaires entre un certain monde musulman et l’occident, tout en empêchant le Pacte de Varsovie de s’emparer des détroits. Washington sous-traite à Ankara de nombreuses actions à l’étranger, dont l’aide à Israël. Les États-Unis font même stationner sur son sol des bombar­diers équipés d’ogives nucléaires sur la base aérienne d’Incirlik, afin de dissuader l’URSS. Ils y demeurent toujours. Toutefois, la Turquie écope d’embargos formels de la part de la CEE et des États-Unis, reconduits en 1995 à cause des questions kurde et chypriote, mais ces mesures sont volontairement peu contraignantes au point que l’historien turc Murat Hakki y voit à juste titre une mesure visant à pous­ser la Turquie à importer en compensation de la technologie israélienne.

Après 1991, au bonheur de Washington, la Turquie soutient les Bosniaques musulmans puis les Albanais et les Kosovars contre la Serbie, dont la présence en Europe est le dernier reliquat de l’ancienne puissance ottomane. Depuis 1992 au moins, Tel-Aviv et Ankara signent de nombreux accords économiques et militaires. Le 31 mars 1994, un accord, le premier d’une série de treize, est signé dans le domaine de la défense. Il autorise, entre autres, les avions de Tsahal de s’entraîner librement sur les vastes espaces anatoliens15. Le 23 avril 1996, la Turquie et Israël tissent une nouvelle alliance militaire par l’intermédiaire du général Cevik Bir et du général David Ivry. Elle est suivie par un accord de libre-échange, le 23 décembre et par deux autres accords en février et août sur les hautes-technologies. En 1998, la Turquie encadre l’UÇK, groupe terroriste albanophone allié à la mafia. En 2011, Hakan Fidan, responsable du MIT (renseignement turc) entraîne des jihadistes au Kosovo pour être envoyés contre les Kurdes et les Syriens. En 2002, le gouver­nement de l’AKP (Parti de la Justice et du Développement) de Tayyip Erdogan se rapproche des islamistes qui remportent les élections. La Turquie fournit alors à la FIAS (Force internationale d’assistance à la sécurité), autour de Kaboul, plus d’un millier de soldats.

Pour autant, l’alliance américano-turque n’est pas monolithique, en ce sens qu’elle peut s’alterner de crises. À partir de 2003, lorsque Damas accepte de cesser son soutien aux Peshmergas et renonce temporairement à réclamer la rétrocession de la province du Hatay (Sandjak d’Alexandrette), Ankara règle le dossier de l’eau fluviale. La Syrie, en échange, livre des informations sur la politique israélienne au Kurdistan : Le Pejak opérant à l’Ouest de l’Iran, reçoit des armes américaines par Israël dont certaines sont revendues par des trafiquants acquis à la cause du PKK. Après le raid sur Deir Ezzor (centre de recherche nucléaire syrien) en septembre 2007, par des avions israéliens, violant en chemin l’espace aérien turc, Israël accepte le 28 octobre 2007, de livrer à Ankara 10 drones Heron pour afin de lutter contre le PKK. Mais en juin 2010, l’armée turque accuse le PKK d’avoir rendu inopérants ces drones par des hackers formés en Israël et en Grèce16. Israël rétorque que l’objec­tif est de laisser les Kurdes fonder un État en Irak pour éviter qu’il en créer un en Turquie. La vérité, c’est qu’à partir du moment où l’Irak est désarmée, la Turquie est moins utile à Israël et Tel-Aviv va aider les Kurdes d’Irak contre la Turquie. C’est pourquoi la Turquie signe des accords de défense avec le Qatar, l’Égypte, l’Irak et la Syrie, s’engage à moderniser l’armée libanaise, à négocier sur l’eau syrienne (Great Anatolian Project)11 et condamne la politique israélienne en Palestine comme terroriste.

Si depuis 2011, ces rapports sont encore plus erratiques, c’est en raison de la posture turque récente. Quand Ankara est trop entreprenante, Washington réagit. Depuis 2005 environ, la Turquie accepte de devenir l’un des débouchés du gaz et du pétrole russe et devient, l’un des carrefours d’oléoducs et de gazoducs au monde. Envers l’Irak, la Turquie entend négocier, considérant l’Irak comme « un allié possible à la rationalité satisfaisante » et la Syrie comme « un ennemi dange­reusement irrationnel »18. La Turquie investit aussi massivement dans les champs d’hydrocarbures d’Asie centrale, de mer Noire et de Méditerranée, en partenariat avec la Russie. Autrement dit, Ankara devient de plus en plus importante sur le marché de l’énergie dans la région. Le contrôle de champs pétroliers syrakiens exacerbent ce leadership, qui ne peut que nuire aux intérêts des pétromonarchies. Aussi, début 2012, réagissant au rapprochement avec la Russie et l’Iran, Obama et Sarkozy reconnaissent le caractère génocidaire de l’extermination des Arméniens, et bloquent le dossier d’adhésion turc à l’UE. En représailles, la Turquie modère ses actions contre la Syrie baasiste. En février 2013, la France consent à lever son veto à l’adhésion de la Turquie, et prône avec Ankara le bombardement massif de la Syrie. Obama, lui, reste plus circonspect, sans que cela altère les envois d’armes américaines en Turquie.

Les kurdes : un peuple, des factions et autant d’intérêts

Ce n’est qu’après les premiers bombardements américains que l’ONU encadre l’adoption par le Conseil de Sécurité des Nations-Unies de la résolution 2170, au nom de la défense des droits de l’homme, de la lutte contre le terrorisme19, et du devoir d’ingérence humanitaire, afin de sauver des minorités religieuses et ethniques d’un « nouveau totalitarisme »20 incarné par Daesh. Parmi les minorités en question se trouvent les Kurdes. Le professeur Olivier Roy, de l’Institut Européen de Florence, affirme cependant à ce propos « Derrière le discours de soutien aux hautes luttes d’émancipation du peuple, il y a toujours un imaginaire romancé »21. Efforçons-nous donc de minorer l’imaginaire romancé à l’égard des Kurdes au profit d’une analyse plus objective.

La victimisation kurde comme composantes du justum bellum

35 millions de Kurdes sont répartis sur un vaste espace de 530 000 km2 (à peu près la France), à cheval sur plusieurs États : la Turquie (1/5ème de la population), la Syrie, l’Irak (40 000 km2), l’Azerbaïdjan, le Turkménistan et l’Iran, sans compter ceux de la diaspora (Allemagne, France, Suède, Royaume-Uni). Ce sont des Perses22 mais qui ne constituent pas un bloc fédéré par une politique commune, une langue (le Kurde, le Farsi, l’Arabe)23 ou une religion (majoritairement soufis [islam sunnite modéré] mais aussi chiite et chrétiens sans compter les Yésidis), ce qui explique la difficulté de construire un État homogène. Certes, si la langue kurde est parlée par une grande partie des Kurdes, tous ne la comprennent pas et d’autre part, d’une région à l’autre, des variantes subsistent.

Parmi les peuplades Kurdes se trouvent les Yésidis, qui focalisent la communi­cation des membres de la coalition sur l’urgence d’imposer le devoir d’ingérence humanitaire pour les protéger. La députée irakienne Vian Dakhil, récipiendaire du prix Politovskaïa le 10 octobre, a révélé en Occident le drame véridique de ce peuple, éclaté entre la Turquie, l’Arménie, la Géorgie et la Syrie. Leur nombre reste

très mal évalué, « 100 000 à 600 000 Yésidis »24, dont 40 000 fuient l’Irak depuis

juillet 2014 et autant résident en Arménie. Leur religion monothéiste et panthéiste résulte d’un syncrétisme mêlant judaïsme, christianisme, islam, zoroastrisme. Les Yésidis disposent d’un sanctuaire à Lalech (extrême nord, à l’ouest de l’Irak) dévoué au dieu Paon, l’ennemi d’Adam qui le chassa du Paradis selon les textes sacrés. Mais cette particularité spirituelle leurs aliènent les autres populations de la région. Aussi, l’EIIL les traque, afin de gagner la sympathie des populations alentour. Car depuis toujours, les Yésidis subissent des pogroms.

Une autre idée reçue circule. Les Kurdes seraient très attachés à la démocra­tie et aux droits de l’homme. Pourtant, le Kurdistan irakien subit le népotisme de la dynastie Barzani qui verrouille les principaux postes de l’administration. La population déplore aussi la corruption exacerbée par le commerce des hydro­carbures, les trafics (drogue, armes, marchandises). De même, parmi les fameux Peshmergas, certains appartiennent à des entités politiques et militaires désignées comme groupes terroristes par les EU et l’UE : al-Qaida Kurdish Battalions (5 jan­vier 2012), Teyrebazen Azadiya Kurdistan (10 janvier 2008), ou PKK (31 octobre 2001)25, entre autres.

Enfin, si les pouvoirs de la coalition construisent ex nihilo des portraits de héros fédérateurs, afin de dissimuler le « Fog of war », les héroïnes de guerre kurdes, vendues comme de passionaria à la presse afin d’imposer dans les esprits que les Kurdes sont porteurs d’une des principales valeurs de la démocratie occidentales (en principe), il s’avère que l’égalité hommes-femmes n’est pas si évidente. Plusieurs exemples médiatiques ont été depuis remis en cause : Sharmin Omar, 24 ans, com­battante enceinte de 4 mois26 défend les droits des femmes ; la chanteuse Helly Luv (Helan Abdulla) appelle dans ses chansons la mobilisation internationale, la sniper Rehana dite « l’ange de Kobané » (en fait une policière n’ayant jamais combattu)27 est présentée comme la Jeanne d’Arc du Kurdistan. Deux mois après ces reportages, les langues se délient enfin sur la place réelle des femmes au Kurdistan28. Il existe certes des policières et des combattantes, mais surtout chez les kurdes syriens qui s’avèrent les plus laïques, afin de déstabiliser les jihadistes. Ces derniers croient en effet qu’être tués par une femme leur interdit l’accès au paradis. Autrement, les femmes sont souvent utilisées pour des tâches subalternes, et bien peu combattent réellement au front.

Pourtant, dans la présentation subjective qui nous ait faites, les Kurdes for-nieraient un peuple uni, déterminé à fonder un État démocratique. Ce mantra constitue la matrice principale de la propagande kurde : « Le Kurdistan est un exemple pour le monde libre »29, prétend le ministre des Affaires étrangères du gou­vernement régional du Kurdistan irakien. En visite officielle à Astana (Kazakhstan), le président de la République française François Hollande, reprend cette idée reçue dans son hommage aux Peshmergas : « ce sont les forces de l’opposition démocra­tique »30. Les anciens Premiers ministres socialistes, Michel Rocard et Lionel Jospin, se font aussi l’écho de cette partialité : « Le Kurdistan est une jeune démocratie en marche qui respecte et défend les valeurs universelles de liberté, des droits de l’homme et de la protection des minorités »31. Même l’hebdomadaire Le Canard Enchaîné32, qui parle du PYD (kurdes de Syrie) comme l’allié du PKK, fait preuve d’amalgame, PYD et PKK étant dans les faits souvent rivaux.

Pourtant, une connaissance élémentaire de la région prouve que le Kurdistan interétatique n’est pas uni en ce sens qu’il est fractionné en factions : Conseil natio­nal kurde, PDK (Parti démocratique du Kurdistan d’Irak), PDKI (Parti démo­cratique des Kurdes d’Iran), PKK (Parti des Kurdes en Turquie), PYD (Parti de l’union démocratique des Kurdes de Syrie) ou encore UPK (Union patriotique du Kurdistan d’Irak). Ces factions souvent rivales, occupent des territoires différents ci-dessous schématisés :

Un peuple sans terre, supplétif d’États opposés

Comment déterminer la place des Kurdes dans la crise actuelle. Car contrai­rement aux apparences, le Kurdistan n’est pas autonome depuis 2003 ou depuis 199133, mais a toujours su ménager son autonomie territoriale fluctuante au gré de l’extension et de la chute des empires, et à l’intérieur d’eux-mêmes.

Un peu d’Histoire s’impose. Pendant plus de quatre siècles, la majorité des Kurdes vivent au sein de l’Empire Ottoman qui les considère comme des « Turcs des montagnes » (car résidant surtout dans les reliefs tourmentées de l’Anatolie et du Caucase). Ils savent se rendre utile jusqu’à parfois devenir de hauts cadres de l’empire. Pendant la Grande Guerre, Paris et Londres, déterminées à disloquer l’empire Ottoman, prennent contact avec des activistes Kurdes et leurs promettent, lors des accords de Sykes-Picot de 1916, une indépendance après la victoire. La même promesse est faite aux Arabes, aux Juifs et aux Arméniens, selon la doctrine du leadership par l’arrière. Mais si quelques factions kurdes luttent contre Istanboul, la plupart aident l’Empire Ottoman à raser des villages arméniens durant les géno­cides.

En 1919, les accords promis par les vainqueurs sont modifiés en ce sens que l’indépendance des Kurdes n’est plus à l’ordre du jour. Les Kurdes se retrouvent alors abandonnés face aux nationalismes turcs et arabes. Atatùrk reconquiert l’Est de la Turquie contre les Bolchevicks et les Français, et en profite pour opérer une intégration forcée des Kurdes. Les Britanniques laissent se créer alors un Kurdistan autonome comme glacis défensif au nord de leur mandat irakien. En novembre 1922, le cheikh Barzandji s’en couronne roi. Trop entreprenant, il est déchu par les Britanniques. Mais la lutte s’intensifie en 1925, à la fois en Irak et en Turquie, sous les ordres du Cheick Saïd de Pirane et Ihsan Noury Pacha. Du côté du mandat français de Syrie et du Liban, les Kurdes sont privilégiés pour contrer les autres communautés de la région, sans pour autant obtenir l’indépendance.

Entre 1918 et 1922, suivant l’exemple de leurs frères, les Kurdes de Perse, sous le commandement de leur chef Simko, s’autonomisent. Ironie de l’Histoire, un Kurde, Reza Pahlavi, deviendra Shah de Perse et à ce titre combattra cette autono­mie. En 1941, le Shah s’avère si séduit par Hitler que les alliés favorisent l’ascension de son rival kurde Qazi Mohamed. Ce dernier instaure ensuite une république du Mahabad en 1946, avec l’appui de Staline, sous le couvert du PDK. Staline espère alors parrainer un État Kurde qui lui ouvrirait l’accès aux mers chaudes. La répu­blique crée pour sa défense les peshmergas (ceux qui n’ont peur de la mort). Mais le jeune État est détruit par l’Iran pro-américaine en 1947 et son chef s’enfuit à Moscou.

Durant la Guerre Froide, les Kurdes servent les intérêts divergents des superpuis­sances et puissances régionales. Chacun des États soutient la communauté kurde de son voisin. Trois ans après départ des Français de la Syrie, le général Kurde Hosni Zaim prend le pouvoir à Damas. Mais en 1958, le parti Baas syrien entreprend l’arabisation contre les Kurdes. De leur côté, en 1961, Mustapha Barzani puis son fils Massoud, chefs du PDK (parti démocratique kurde en Irak), organisent des révoltes contre l’Irak. Des armes et des conseillers militaires leurs sont envoyés dès 1958 depuis Israël et l’Iran.

En 1962, Damas exproprie un grand nombre des 2 millions de Kurdes dans le pays, pour sécuriser ses frontières. En conséquence, en 1967, Tel-Aviv34 incite les Kurdes à se révolter, à la fois contre la Syrie et l’Irak pendant la Guerre des Six Jours, afin de faire diversion. En 1971, le durcissement du régime turc engendre un nouveau soulèvement kurde, exacerbé par une nouvelle livraison d’armes depuis Israël. Il n’est pas exclu que les États-Unis et l’URSS se servent aussi du levier de factions kurdes opposées pour forcer la main aux Turcs. Cependant, plusieurs dépu­tés de l’AKP et du HDP-DBP/BDP défendent aussi l’identité kurde, à condition qu’elle s’insère dans la république turque. C’est pourquoi beaucoup de Kurdes de Turquie sont même hostiles au PKK.

Au gré des évènements, les alliances se défont. Barzani (PDK), lâché une pre­mière fois en 1975 par l’Iran, les EU, l’UE et Israël, accepte la paix avec les Irakiens. Mais l’UPK de Jalal Talabani, un autre parti Kurde d’Irak ne l’entend pas de cette oreille, et relance la guerre en 1976, avec un nouvel appui occidental et iranien35. C’est dans ce contexte troublé que le PKK est fondé en 1978. Le PKK possède son QG dans les monts Qandil en Irak et reçoit à l’époque l’aide de la Syrie et de la Libye. Le PKK prône « l’établissement d’une république kurde marxiste au Sud-Est de la Turquie, avec le but ultime de créer un Kurdistan indépendant qui unit toutes les régions kurdes du Moyen-Orient », un programme qui ne fédère pas tous les Kurdes de Turquie. Le PKK dirigé par Abdullah Ocalan et le PDK de Barzani deviennent, suivant les circonstances, parfois alliés, mais souvent hostiles.

Pendant la guerre Iran-Irak entre 1980 et 1988, la Révolution Islamique pour­suit la lutte contre le Parti démocratique du Kurdistan iranien (PDKI) et les révo­lutionnaires gauchistes kurdes du Komala, tout en soutenant… les kurdes d’Irak. En représailles, Saddam Hussein soutient le PDKI. En Syrie, Hafez el-Assad utilise des combattants kurdes contre ses opposants, notamment à Hama en 1982, ce qui alimente leur image de traîtres. Damas leur offre même des camps, en Syrie et au Liban dans la plaine de la Beeka, dans lesquels l’ERNK (front de libération kurde PKK crée en 1985) et l’ARGK (‘armée de libération populaire kurde en 1986) s’entraînent. Assad héberge également à ses frais Ocalan (PKK) entre juillet 1979 et novembre 1988, à condition qu’il aide à la déstabilisation de l’Irak et de la Turquie.

Les conséquences sont terribles dans ces deux pays. Entre 1984 et 1995, les répressions des Kurdes par les Turcs et les affrontements entre factions feront plus de 20 000 morts dont un quart de civils, et 40 000 morts jusqu’en 2014. Paradoxe qui n’en est pas un en Orient, le PKK (et son parti l’Union des communautés du Kurdistan [KCK]), affronte parfois le PYD (kurdes syriens dont la branche ar­mée est le YPG), dont l’hostilité à l’égard d’Assad est grandissante. En représailles, Saddam Hussein s’inspire des méthodes staliniennes de massacres de communau­tés autonomes, et emploie des armes chimiques (occidentales) en 1988 contre les Kurdes à Halabja.

Autonomie et guerre civile

Jusqu’ici, les Kurdes n’ont pu tirer leur épingle du Kriegspiel. Mais plusieurs évé­nements inversent la tendance. En 1990, la Turquie reconnaît pour la première fois l’existence d’une culture kurde. En 1991, la coalition incite les Kurdes d’Irak à se ré­volter contre Saddam Hussein pendant l’opération Desert Storm. Mais sitôt les com­bats terminés, ils sont abandonnés à la répression irakienne (2 millions de réfugiés). Pourtant, à la suite de la résolution 688, le Kurdistan irakien devient un État auto­nome avec pour capitale Erbil où réside Cemil Bayik, membre fondateur du PKK. Mais le jeune État se déchire entre le PDK, le PKK et l’UPK dans les 2 provinces antagonistes créées. S’ensuit jusqu’en 1996, une guerre civile entre l’UPK, soutenu par l’Iran et les États-Unis, et le PDK (soutenu par la Turquie), pour contrôler les champs pétroliféres. De son côté, Saddam Hussein ne peut intervenir pour profiter du chaos, à cause des deux « no-Fly Zones » imposées par les américano-britan­niques, protégeant le PDK, mais Bagdad aide le PKK lorsqu’elle sabote les instal­lations hydroélectriques en amont du Tigre et de l’Euphrate, barrages qui affectent l’Irak. La Turquie profite de sa participation à l’opération « Provide Comfort », sur la « no fly zone » au dessus du 36e parallèle pour frapper les bases-arrières du PKK, alors que dans le même temps, elle reconnaît les partis kurdes irakiens de l’UPK et du PDK. Entre temps, Assad promeut la création du Yekitî (unité) en 1992, tout en prônant une autonomie au sein de la Syrie, mais pas davantage36.

1994 constitue l’acmé des « troubles » au Kurdistan turc. Les effectifs de l’armée turque à « l’est » (c’est ainsi que l’on nomme le Kurdistan turc en Turquie) passe de 160 000 à 300 000 alors que les Peshmergas ne revendiquent officiellement que 5 000 combattants (en fait bien plus). Ankara, soucieux du pouvoir de plus en plus grandissant du PKK, intensifie sa répression. En 1998, lorsque la Turquie apprend officiellement le soutien syrien au PKK, Ankara et Damas se préparent à la guerre. Le satellite israélien Ofek-5 fournit alors des renseignements à Ankara sur la résis­tance kurde, ce qui permet de débusquer Ocalan. Contre le pardon international, Damas expulse Ocalan lors de l’accord d’Adana le 20 octobre 1998, lequel s’enfuit au Kenya, avant que Turcs et Israéliens ne l’y arrêtent le 15 février 1999. S’ensuit une période plus pacifique durant laquelle les Kurdes se font discrets face aux États occupants, et pour une fois coalisés contre eux.

Mais en mars 2003, débarrassé définitivement de Saddam Hussein, les Kurdes recommencent à revendiquer. Bachar el-Assad marginalise le Yekiti avec le silence tacite des autres Kurdes syriens, ravis de prendre leur revanche. Turcs et syriens entreprennent même de combattre ensemble les Kurdes, devenus désormais trop puissants. En 2004, la révolte de Qamichli entre baasistes syriens et Kurdes, accusés de constituer une cinquième colonne israélo-américaine, avec l’appui des Taliban du Kurdistan/ Ansar al-Islam d’Abu Omar al-Kurdi, ensanglante de nouveau la région. En mai 2005, le cheikh kurde Khaznawi est assassiné pour avoir défendu la non-violence entre le PYD, le PKK, et le Conseil National Kurde Syrien anti-Assad. En 2007, le Parti pour une vie libre au Kurdistan (Pejak), organisation sœur du PKK en Iran, est reçu en allié à Washington en août 2007, car combattant Téhéran37.

2011 est une autre année charnière, avec l’émergence des « Printemps Arabes » et le désengagement relatif des États-Unis en Irak. Sur cet échiquier aux multiples couleurs, monte en puissance Daesh. Face à la prolifération terroriste en Syrie et en Irak, les factions kurdes veulent s’unir. En Syrie, ils en profitent pour s’émanciper, et collaborent avec Damas pour contenir les jihadistes. En échange, El Assad leur octroie davantage d’autonomie, et tolère la création d’un quasi État regroupant les districts de Rojava, Kamechliyé et Hassetché. L’Otan renforce leurs forces en para­chutant des armes, lesquelles sont curieusement refusées aux chrétiens d’Orient, les premiers menacés par les jihadistes. L’aide aux Kurdes, nous explique t-on docte­ment, est destinée à « rééquilibrer les forces » face à des terroristes « qui ont des armes extrêmement sophistiquées qu ‘ils ont prises aux troupes irakiennes et qui, à l’origine, étaient américaines »38.

En juillet 2014, les Kurdes reculent face à Daesh. Cela s’explique par les inté­rêts divergents des factions kurdes, lesquelles vont s’exprimer lors de la bataille de Kobané. En effet, en septembre 2014, Ankara charge Daesh de prendre Kobané, trait d’union entre le PYD et le PKK. La ville héberge le QG du Comité supé­rieur des Kurdes, c’est-à-dire le gouvernement provisoire des Kurdes de Syrie, dont les députés appartiennent au Conseil national kurde (KNS) et au Parti de l’union démocratique (PYD) et de leur force (Unités de protection du peuple kurde, com­mandées par Saleh Muslim). L’enjeu est donc de taille.

Encerclés, les Kurdes ne parviennent pas à se mettre d’accord sur la stratégie. Le PYD refuse l’intervention de la Turquie, quand le KNS la réclame. De plus, le PYD n’accepte ni de passer sous la coupe du PKK, ni les travaux hydrauliques de la Turquie en amont des fleuves Tigre et Euphrate. Des combattants du PYD quittent alors la ville au moment où 9 000 hommes du Daesh l’assiègent39. Ce départ explique alors l’acceptation de la Turquie de laisser le PDK allié secourir Kobané. Devant le drame, des révoltes éclatent dans le Kurdistan turc, à l’appel de l’Union des communautés du Kurdistan (KCK : branche urbaine du PKK). Elles se soldent par la mort de 14 personnes.   et le silence de l’Union Européenne (UE).

conclusion : construire un Kurdistan indépendant et riche en pétrole

La communauté internationale, par son bras armé autoproclamé (États-Unis (EU) et alliés), chercherait à réimposer dans la région une gouvernance globale par l’intermédiaire d’un « State Building ». Or, désormais, depuis 2011, la constitution d’un Kurdistan à cheval sur la Syrie et l’Irak fait désormais partie des possibilités, dont l’échéance pourrait être proche, à condition que les factions s’entendent. Le nouvel État serait facile à défendre en raison de son territoire montagneux. Les EU ont déjà installé des bases militaires afin de profiter de la proximité relative du sud de la Russie, du voisinage de l’Iran, de la Syrie et de l’Irak.

Rien ne s’oppose au financement d’un gouvernement kurde au Kurdistan ira­kien (il existe depuis 2005), d’une armée bien équipée, d’une capitale (Erbil, ou résident nombre de consulats) et d’une administration efficace. En effet, l’Irak est devenu officiellement depuis 2005 un État fédéral, toléré par l’ancien président irakien Talabani, regroupant les trois provinces autonomes du Kurdistan, lesquelles comprennent les deuxièmes réserves de pétrole et de gaz du pays.

Le Kurdistan syrakien, dans sa superficie maximum, représenterait la 10ème réserve pétrolière au monde. Le Kurdistan Irakien exporte aujourd’hui 300 000 barils par jour, 3 fois plus que les exportations pétrolières du Daesh.. Au point que le 12 no­vembre, le gouvernement irakien accepte de reprendre le versement des salaires aux fonctionnaires kurdes du gouvernement régional du Kurdistan, que le ministre du pétrole kurde, un membre de la famille Barzani, réclamait. En échange, Erbil promet d’envoyer 150 000 barils par jour à Bagdad40. L’administration du nouvel État du Kurdistan perçoit pour l’instant 17 % des revenus pétroliers et gaziers, le reste étant partagé entre les majors étrangères, selon des accords biaisés, bradés en échange du soutien américain (Exxon Mobil), israélien41, européen (Otal) et qatari. Les Kurdes prélèvent aussi une taxe sur le pétrole et le gaz qui transitent, via des oléoducs et des gazoducs, sur son territoire, et destinés au port turc de Ceyhan. En effet, depuis 2004, Ankara entame la construction d’un pipeline vers Ashkelon (Israël)42, passant par le Kurdistan turc, syrien et irakien. Le chantier est plusieurs fois interrompu comme en 2007 et 2010 au gré des relations entre les deux pays.

En demandant aux Kurdes d’Irak et de Syrie de s’emparer des zones hydrocar-burées en Syrie d’abord (en profitant de la lutte contre Daesh), la coalition prive Damas de devises grâce auxquelles elle pouvait jusque-là survivre. Ce que l’on ignore généralement, c’est que la majorité des derricks capturés en Syrak l’ont été par les Kurdes. De plus, il affaiblit encore davantage le reste de l’Irak, finlandisé par l’Iran. Enfin, la coalition, elle-même opposé à la Russie et ses alliés, accentue sa domination sur les réserves hydrocarburées, ce qui lui permet ensuite d’en baisser le prix et au final d’affecter l’économie russe. Or, la Turquie, qui s’est rapproché de la Russie, n’a pas intérêt à l’émergence d’une nouvelle puissance kurde à ses frontières, ce qui explique son soutien au Daesh.

En conséquence, selon plusieurs analystes, la guerre de Syrak va durer encore pendant plusieurs années pour plusieurs raisons. D’une part, parce que les compo­santes religieuses et ethniques de la région n’ont pas terminé de solder le passif des précédents affrontements. Ensuite, parce qu’un Kurdistan trop puissant inquiète les États limitrophes. D’autre part, les forces de la coalition sont trop faibles, préci­sément pour user la Russie et la Syrie le plus longtemps possible, enfin parce qu’il s’agit d’entretenir le marché des armes dans la région.

La défense des droits de l’homme et la lutte contre le terrorisme, arguments redondants des discours politiques et parfois géopolitiques, paraissent encore une fois très éloignés de la realpolitik.

Notes

  1. Professeur certifié Histoire et Géographie, Docteur en science politique, Nicolas Tenèze est spécialiste de la prolifération des ADM en Corée du Nord, au Pakistan, en Israël et en Syrie, et du risque terroriste dans le monde globalisé.
  2. Georges Malbrunot, Le nouvel Irak. Un pays sans État, Editions du Cygne, 2009 ; Les années Saddam, Fayard, 2003 ; Saddam Hussein : portrait total, 2003
  3. La Presse.ca, 15 octobre 2014, « Détermination absolue» contre l’EI »
  4. Notamment meurtre et emprisonnement de journalistes comme pendant le 14 décembre (Ekrem Dumanli, directeur du Zaman ; Hidayet Karaca, directeur de la chaîne TV Samanyolu pour « appartenance à une organisation terroriste », d’avocats et d’officiers supérieurs, massacres par l’armée dans le Kurdistan, torture d’opposants, soutien au terrorisme international).
  5. Créateur et chef de l’AKP, ancien maire d’Istanboul et ancien Premier ministre.
  6. Fondé par le prédicateur Fetullah Gùlen en 1970, elle est considérée selon ses opposants comme une secte politico-religieuse prônant l’ouverture spirituelle et économique. Elle est présente en Turquie, en Russie, en Azerbaïdjan et en Asie Centrale notamment. Chassé par Ankara en 1999, son leader dirige depuis les États-Unis plusieurs média hostiles aux cercles kémalistes (militarisme bureaucratique emprunt de franc-maçonnerie locale) à l’aide de l’Asya Bank qui lui appartient. Le président Abdullah Gùl, le procureur anti-corruption d’Istanbul Zekerya Oz et le vice-premier ministre Bùlent Arinç sont les courroies de transmission entre l’obédience et la société civile, pour critiquer la dérive autoritaire d’Erdogan. En représailles, Erdogan fait pression pour fermer les relais de la confrérie, des établissements de soutien scolaire privés (dershane). Le 19 décembre, Ankara ordonne un mandat d’arrêt contre lui, accusé d’être un « dirigeant d une organisation terroriste », journal Le Monde, 26 décembre 2013, « Scandale de corruption en Turquie : quel rôle joue l’influente confrérie Gùlen ? ».
  7. Journal Le Monde, 17 octobre 2014, « Turquie : non-lieu général dans une affaire de corruption visant le gouvernement ».
  8. Journal The Telegraph, 19 octobre 2014, « Downing Street set to crack down on the Muslim Brotherhood », Robert Mendick & Robert Verkaik.
  9. « Remarks by U.S. Treasury Under Secretary David S. Cohen on Attacking ISIL’s Financial Foundation », David S. Cohen, Carnegie Endowment for Internationale Peace, 23 octobre 2014.
  10. Journal Le Monde, 10 octobre 2014, « Pourquoi la Turquie rechigne à entrer en guerre contre l’État islamique », Ariane Bozon.
  11. Forum, 10 novembre 2014, « Une journaliste tuée par les services secrets turcs ? ».
  12. US Departement of Tresury, 24 septembre 2014, « Treasury Designates Twelve Foreign Terrorist Fighter Facilitators ».
  13. Journal Le Monde, 13 octobre 2014, « Les États-Unis, la Turquie et le manque de coordination dans la lutte contre l’EI ».
  14. IRIS, 21 octobre 2014, « La Turquie sous le feu des critiques internationales », Didier Billion.
  15. Reveu Politique Etrangère, 2ème trimestre 2006, « Dix ans d’alliance turco-israélienne: succès passés et défis à venir », Murat Metin Hakki, p. 421-430.
  16. Israelmagazine, 20 juin 2010, « Israël et la Turquie: Suspension de tous les accords ».
  1. Mark Zeitoun et Jeroen Warner, « Hydro-hegemony — a framework analysis of transboundary water conflicts », Water Policy, n°8, 2006.
  2. Elizabeth Picard, cit., p. 167.
  3. United Nations, 15 août 2014, « Security Council Adopts Resolution 2170 (2014) Condemning Gross, Widespread Abuse of Human Rights by Extremist Groups in Iraq, Syria »
  4. Parler de victime de domination totalitaire, comme le fait Jean-Pierre Filiu, professeur des IEP, est un peu exagéré, car le totalitarisme procède d’une idéologie laïque, dans laquelle l’État est central en tant que tel, avec un culte de la personnalité du leader.
  5. Olivier Roy, LEchec de l’Islam politique, 1992 ; L’Islam mondialisé, 2002 ; En quête de l’Orient perdu, 2014,
  6. Donc hostiles aux Turcs et aux Arabes. Pour autant, des Kurdes accèdent parfois au pouvoir. Saladin, le sultan Egyptien, fut l’un d’eux. Paradoxe, il est considéré comme l’un des plus grands héros du monde arabe.
  7. La loi numéro 2510 de 1934 atteste que « toute personne dont la langue maternelle n’est pas le turc peut faire l’objet d’une relocalisation pour des raisons militaires, politiques, culturelles et sécuritaires si le ministre de l’intérieur le considère comme nécessaire pour le bien du pays ». La Constitution de 1982, promulguée par le général Evren, par l’article 28 interdit toute publication en une autre langue que le turc.http://www.institutkurde.org/langue/
  8. Journal Le Monde, 23 octobre 2014, « L’ONU dénonce une « tentative de génocide » des yésidis en Irak, par l’État Islamique ». Alexandra Geneste.
  9. http://www.state.gov/j/ct/rls/other/des/143210.htm
  10. Hebdomadaire L’Expansion, septembre 2014, p. 19
  11. Journal Le Monde, 3 novembre 2014, « Qui est « l’Ange de Kobané », emblème de la résistance contre l’EI ? ».
  12. Site Slate, 9 octobre 2014, « Les femmes peshmergas, héroïnes trompeuses de la société kurde », Delphine Darmency et Constance Desloire.
  13. Journal Le Monde, 29 octobre 2014, « Il ne faut pas vaincre l’État islamique que militairement,

11 faut vaincre son idéologie ». Falah Mustafa,

  1. Déclaration du Président de la République lors du discours d’ouverture de la conférence sur l’Irak, France, Ministère des Affaires étrangères.
  2. Journal Le Monde, 9 septembre 2014, « Aidons le Kurdistan à protégé yézidis et chrétiens, nos valeurs en dépendent », Lionel Jospin, Michel Rocard, Bernard Kouchner et Hubert Védrine.
  3. Hebdomadaire Le Canard Enchaîné, 30 décembre 2014, « Héros à Kobané, taulard à Paris ».
  4. Journal Le Monde, « Prenons acte de l’inévitable partition de l’Irak et de la naissance d’un État kurde », Pierre-Jean Luizard.
  5. Ce lien ne s’est pas rompu. En 2014, Gill Rosenberg, une israélo-canadienne de 31 ans, rejoint le PKK après avoir été formatrice à Tsahal et délinquante au Canada et aux EU. Forum,

12 novembre 2014, « Gill, ex-arnaqueuse israélienne devenue passionaria Kurde contre Daesh ».

  1. Jean-François Pérouse, La Turquie en marche, La Martinière, 2004
  2. Journal Le Monde, 10 février 2013, « Qui sont les Kurdes syriens ? »
  3. Mensuel Le Monde Diplomatique, 30 octobre 2007, « Du chaos irakien à l’escalade contre l’Iran », Alain
  1. Journal Le Monde, 14 août 2014, « Irak : la France décide de livrer des « armes sophistiquées » aux combattants kurdes », Eric Albert et Blandine
  2. Forum, 13 octobre 2014, « Pourquoi l’État islamique a pris pour cible Kobané ? ».
  3. Journal Le Figaro, 13 novembre 2014, « Irak: accord sur le pétrole kurde ».
  4. forum, 22 juin 2014, « Le pétrole kurde nouveau est arrivé à Ashkelon ! ».
  5. L’Essentiel des Relations Internationales, novembre 2008, « Turquie, une diplomatie à plusieurs visage ».
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