Limites et frontières dans les Balkans, de l’Empire romain à nos jours

Professeur F. G. DREYFUS

Professeur émérite d’études européennes à l’université Paris IV-Sorbonne. Ancien directeur de l’Institut d’études politiques de Strasbourg, du Centre des études germaniques et de l’Institut des hautes études européennes.

2eme Trimestre 2011

En CE PRINTEMPS 2011, il convient d’être conscient que presque toutes les fron­tières des Etats balkaniques sont artificielles. Cela s’explique par l’histoire mouve­mentée des territoires et des peuples de cette région depuis l’époque romame.

Les Balkans sont occupés par les Romains dès la fin du 1er siècle avant J.-C. Sous le titre d’Illyrie et de Mésie, c’étaient des provinces impériales dès le temps d’Au­guste et elles marquent les frontières de l’Empire le long de la Save et du Danube. À la hauteur du Monténégro est apparue une nouvelle province, sénatoriale celle-là, la Macédoine ; la provinœ sénatoriale d’Achaïe avait pour limite une ligneallant de Corfou aux Thermoayles.

Dans les frontières de l’époqpe préottomene, au temps de Dioclétien (284­305), les diocèses balkaniques de l’Empire romrfin portaient le s rwms suivants : Dalmatie (dépendant: ck la préfecture d’Italie), Mésie, Dacie, Dardanie, Epire et Macédoine (dépendant de lp préfecture d’IUyrte). Il y avait aussi les diocèse d’Epise mcienne, de Thessalie et d’Achate Il n’est pas iniméressant de notee qu’aucun cfe qes temtoires ne rriarque une frontière contemporaine, à la différence de ce qui se passe en Occident. Entre le diocèse d’Espagne et le dfeœse de Vienne sur Rhône, la simite est l’ectpelle frontière entre la France et l ‘Espagne. Il en est de même entre la préfecture des Alpes-Maritimes et les Alpes Cottiennes.

Lê seule limite balkanique qui demeure (tans l’histoire est celle (qui sépare le diocèse de Dalmatie de œlui de Mésie : c’est la limite acmelle entre le cUtholiciSme romain el le catholicisime orthodoxe. C’est gCosse muapt la frontière occiCentale de la Serbie d’aujourd’hui. Au temps de Dioclétien, il ne s’agissait que de limites concernant une ethnie homogène, les Illyriens. Ils allaient être rejetés en bordure de l’Adriatique, d’abord par les Slaves du Sud qui s’installaient dans les diocèses de Dalmatie et de Mésie, puis au IXe siècle par une population dénommée bulgare qui venait de l’ensemble ouralo-altaïque, en d’autres termes, les Turcs.

Ces derniers se sont d’abord installés sur la moyenne Volga, où leurs descen­dants se sont établis dans la région de Kazan. Au cours des années, à l’exception des Illyriens qui demeuraient un peuple à part, ces peuples se sont slavisés et une langue serbo-croate dite « yougoslave » s’est mise en place. Ainsi, à côté des anciennes li­mites provinciales de l’Empire romain, se sont créées d’autres limites plus ou moins ethniques.

En 1054, les populations du monde balkanique oriental constitué autour des seigneurs serbes et bulgares ont rejoint l’Eglise catholique orthodoxe et le patriarche de Constantinople, tandis que les Slaves de l’Ouest restaient fidèles au pape et au Saint-Siège à Rome. Ainsi s’ajoutaient aux limites ethniques des limites religieuses qui allaient peu à peu entraîner la constitution de deux grands royaumes autour de deux souverains : l’Etat serbe et l’Etat bulgare. C’en était fini avec la domination by­zantine, et du Xe au XIIIe siècle allaient s’affronter l’Etat bulgare, l’Etat serbe et l’Em­pire byzantin. Sur la côte adriatique s’est mis en place un ensemble de territoires dépendant de la République de Venise, avec des ports importants : Split, Raguse (Dubrovnik)… Ces territoires vénitiens, minuscules mais fort prospères, attiraient des populations diverses constituant un melting-pot slavo-latin.

Le temps des Ottomans

Mais, à partir du XIIe siècle, est apparue dans la région, à l’appel du basi-leus de Byzance en lutte contre les Serbes du roi Momar Dosan qui menaçaient Constantinople, une tribu turque dynamique, musulmane, les Ottomans combat­tant tour à tour le deuxième Empire bulgare et le Royaume serbe, et ce dernier a été défait au Clos des Merles, au milieu de la province jadis serbe du Kosovo (1389). Peu à peu les Balkans, à l’exception des territoires vénitiens, sont devenus terre ot­tomane, ils allaient le rester de la fin du XIVe siècle au début du XXe siècle. Dès lors se constituait à l’intérieur de l’Empire ottoman un système politico-administratif qui laissait une large autonomie aux autorités locales, laïques ou religieuses.

La poussée ottomane s’est poursuivie jusqu’au XVIIe siècle, occupant la Dacie, les futures provinces moldave et valaque, surtout la Hongrie, et à deux reprises les Ottomans ont mis le siège devant Vienne après avoir occupé Buda et Pest. La contre­ offensive des Habsbourg a ramené la frontière entre le Saint Empire et la Sublime Porte sur la ligne Save-Danube. Cette frontière, après les traités de Karlovitz et de Passarovitz, a permis aux Autrichiens et aux Hongrois de récupérer la Croatie, la Slavonie et la Sirnie.

Sur la côte dalmate, une bonne partie de la Dalmatie autour de Split est devenue vénitienne, tandis que Dubrovnik devenait une république indépendante. Seul le Monténégro au sud de la Save est demeuré un Etat slave, orthodoxe et indépendant. La frontière entre les Habsbourg et les Ottomans est demeurée inchangée de 1791 à 1856. Quant à la Dalmatie vénitienne et à la République de Dubrovnik, il ne faut pas oublier qu’elles sont devenues de 1805 à 1813 les Provinces illyriennes de l’Empire français.

Suite à l’intervention de la France dans ces territoires, les idées nationales et révolutionnaires ont progressé rapidement. En 1806, les seigneuries serbes se sont soulevées un moment contre les Ottomans, qui ont durement réprimé ces tenta­tives indépendantistes. À noter, l’importante influence du lycée français de Raguse qui, d’octobre 1806 à juin 1813, allait former ceux qui seraient la première élite moderne des territoires slaves dans les Balkans. En 1856, à l’issue de la guerre de Crimée, le traité de Paris a accordé une très grande autonomie à ce qui allait deve­nir l’Etat serbe. La situation était semblable au-delà du Danube pour les provinces roumaines de Moldavie et de Valachie.

En 1878 la guerre russo-turque a été un désastre pour les Ottomans – les armées du tsar campaient dans les ports de Constantinople. La Russie a imposé au sultan le traité de San Stefano qui a créé un Etat bulgare allant du Danube à la mer Egée, de la mer Noire au lac d’Ohrid ; ce nouvel Etat devait être une annexe de l’Empire russe aux portes de Constantinople. Cela a scandalisé toute l’Europe, et un congrès s’est réuni alors à Berlin. Le traité de Berlin a remis les choses en place : la Grande Bulgarie a disparu au profit d’une principauté de Bulgarie, vassale du sultan, le Sud de la Bulgarie, la vallée de la Marika avec Plovdiv constituant la Roumélie orientale, territoire autonome de l’Empire ottoman.

En fait, dès 1885, Roumélie et Bulgarie se sont réunies tout en demeurant vas­sales de l’Empire ottoman. En revanche, la Serbie autonome a été reconnue tota­lement indépendante. Il s’agissait encore d’un tout petit territoire – de Belgrade à Nis, moins de 200 kilomètres. En revanche, la province de Bosnie-Herzégovine et le Sandjak de Novi-Pazar ont été placés sous protectorat autrichien.

L’époque post-ottomane (1830-1912)

Ainsi sont apparus au nord des Balkans deux Etats indépendants – rejoignant le royaume hellène indépendant depuis 1829 avec à ses débuts un territoire réduit, allant des Thermopyles au sud du Péloponnèse. La Thrace, la Macédoine, l’Albanie demeuraient ottomanes. C’est d’ailleurs à Salonique qu’en 1910 s’est constitué le mouvement Jeune Turc autour d’un jeune officier, Mustafa Kemal.

Le désordre dans l’Empire turc était tel que Grecs, Serbes et Bulgares se sont unis pour libérer les territoires slaves et orthodoxes restés sous obédience ottomane. En 1912, les armées turques ont été défaites mais les Alliés allaient s’entredéchirer lors du partage des dépouilles : que faire en particulier de la Macédoine ? Devait-elle être bulgare, serbe ou grecque ? Salonique a posé un problème délicat : elle était revendiquée par le mouvement panserbe mais aussi par les Grecs pour qui la Macédoine était naturellement grecque. Cela a entraîné une deuxième guerre balkanique. Serbes et Grecs alliés aux Roumains ont défait les Bulgares. Dès lors les grandes puissances sont intervenues, accordant le Nord de la Macédoine à la Serbie, le Sud avec Salonique à la Grèce qui a reçu aussi la Thrace occidentale. Les Serbes voulaient annexer l’Albanie. Or, pour empêcher l’accès des Serbes à l’Adriatique, les grandes puissances ont créé un Etat albanais confié à… un principicule allemand !

Ces décisions du traité de Londres de 1913 ont mis fin à la Turquie d’Eu­rope. Seules subsistaient en Europe les villes de Constantinople et d’Andrinople, en d’autres termes la banlieue de Constantinople.

les mutations balkaniques au xxe siècle

La Première Grande Guerre vit les Turcs et les Bulgares alliés des Empires cen­traux, la Serbie et la Roumanie alliées de l’Entente, la Grèce restant neutre tout en voyant Salonique occupée par les Franco-Anglais. La défaite des Empires centraux allait entraîner une redistribution des cartes. Un royaume des Serbes, Croates et Slovènes est alors né qui unissait – outre ces trois peuples – le Monténégro, la côte dalmate et la Bosnie, au motif que les 4/5e de la population parlaient une langue commune : le serbo-croate.

C’était négliger l’aspect religieux, aggravé par le panserbisme. L’Assemblée na­tionale du royaume a vu le chef des députés croates assassiné en pleine Chambre par un député croate : en fait, de 1920 à 1941, la Yougoslavie allait être un Etat serbe qui maltraitait les allogènes bosniaques et surtout croates. Cela a conduit à l’assassinat du roi de Yougoslavie, Alexandre Ier en 1934 à Marseille.

L’occupation de la Yougoslavie en 1941 par la Wehrmacht a entraîné trois choses : une résistance serbe et monarchiste, une résistance croate et communiste derrière Tito, enfin une montée de l’islam. C’est parmi les populations musulmanes que recrutait en Bosnie la Waffen-SS ; ces forces pratiquaient une politique antiserbe d’une rare brutalité. Cela existait également du côté croate. Les Anglo-Saxons al­laient relever les mouvements de Tito, contribuant à la marxisation de la Yougoslavie et à une diminutio capitis du pouvoir serbe dans la Yougoslavie titiste.

La Seconde Guerre mondiale a été terrible dans les Balkans. Croates et Bosniaques musulmans se sont vengés, de manière sanguinaire, de l’impérialisme serbe d’avant-guerre. Lorsque Tito qui était croate a pris le pouvoir en mai 1945, il avait en tête l’idée que, pour rétablir l’équilibre entre les ethnies en Yougoslavie, il fallait diminuer le poids des Serbes. Il a donc créé deux nouvelles républiques fédérées à l’intérieur de la Yougoslavie : la Bosnie et la Macédoine, rejoignant ainsi les autres républiques fédérées de Croatie, Serbie et Slovénie, deux de ces trois républiques pouvant se prévaloir de limites anciennes ; en effet, les frontières serbes ont longtemps varié.

De surcroît, Tito a fait de Kosovo et de la Voïvodine des républiques autonomes à l’intérieur de la République fédérée de Serbie. À la mort de Tito, croate, a succédé un Serbe, Milosevic, qui a aussitôt cherché à rétablir et à renforcer le pouvoir serbe à l’intérieur de la République fédérative yougoslave. Il s’est rappelé en particulier que le Kosovo était vraiment l’âme de la Serbie. Il a oublié simplement que le Kosovo était majoritairement peuplé d’Albanais qui s’étaient installés dans la province, se substituant par là même aux Serbes qui s’étaient exilés volontairement, trouvant la vie dans cette région beaucoup trop misérable. En 1913, il y avait encore près de 60 % de Serbes au Kosovo, ils n’étaient plus que 45 % en 1939 et autour de 30 % en 1990.

Ethniquement, le Kosovo était albanais, et le panalbanisme était depuis long­temps une réalité incontournable, qui demeure encore aujourd’hui. Les revendica­tions serbes sur la partie orientale de la Croatie, entre Save et Danube, ont déclenché une véritable guerre serbo-croate qui allait entraîner l’implosion de la Yougoslavie. Au sud, la Macédoine, territoire totalement artificiel dont le dialecte a été érigé en langue nationale par Tito dès 1950, est devenu un nouvel Etat qui n’avait pas le droit de porter le nom de Macédoine, à la demande expresse du gouvernement d’Athènes !

La Bosnie est à son tour devenue le champ clos des combats entre Serbes, Croates et ceux que l’on appelait les Bosniaques – en d’autres termes, les Bosniaques de langue serbo-croate et de religion musulmane. Il est aussi intéressant de no­ter qu’en 1914, sur 1 900 000 habitants, 1 825 000 parlaient le serbo-croate et 800 000 d’entre eux étaient musulmans[1]. En fait, le problème bosniaque n’était pas un problème ethnique mais un problème religieux où s’affrontaient une centaine de milliers de Serbo-Croates catholiques, 300 000 Serbo-Croates orthodoxes et 800 000 Serbo-Croates musulmans. problème que les négociateurs des accords de Dayton n’ont pas su intégrer. Il est regrettable que les Etats européens membres de l’OTAN n’aient pas davantage souligné l’élément religieux, l’importance du facteur religieux, plutôt que de parler d’appartenance ethnique qui n’existait pas. On a d’ailleurs aussi complètement négligé l’esprit de vengeance qui animait les popula­tions orthodoxes contre les musulmans qui, aux côtés des SS, les avaient persécu­tées. Aujourd’hui, Croatie et Serbie ont retrouvé leurs frontières de 1914. La Bosnie a un statut incertain car les conflits interreligieux demeurent en veilleuse.

Quant à la Slovénie, elle est, comme la Bosnie et la Macédoine, un Etat artifi­ciel plus marqué par la tradition des Habsbourg que par son aventure yougoslave. N’oublions pas que sa capitale, Ljubljana, quand elle s’appelait Laibach, était un des hauts lieux de l’Empire d’Autriche où s’est illustré jadis un certain Chateaubriand.

En réalité, l’implosion de la Yougoslavie transformée en cinq mini-Etats indé­pendants difficilement gouvernables est en quelque sorte la preuve de l’absurdité du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. De surcroît, quand on compare l’évo­lution des Balkans et très particulièrement de la Yougoslavie, on constate com­bien est artificiel un système fondé sur la langue, les ethnies ou la culture. Ainsi ce que Michel Fouchet a su le montrer dans Fronts et frontières, le « faisceau de frontières » qu’a connu l’Europe depuis le XVIe siècle et qui a véritablement disparu en Europe occidentale se maintient dans l’Europe balkanique. Est-ce dû, comme l’a dit François Thual, au « désir de territoire » ?

Il est en tout cas intéressant de comparer la situation balkanique à la situation de l’Afrique d’aujourd’hui. Les frontières issues du traité de Berlin de 1885 ont donné naissance à des Etats aux frontières totalement artificielles, englobant des ethnies et des groupes religieux très différents.

Lorsque l’autorité de l’Etat central est réelle, l’évolution est pacifique, comme cela a été le cas en Yougoslavie du temps de Tito, ou dans l’Empire des Habsbourg du XVIIe siècle à 1918. Quand l’Etat central est faible, on assiste à de véritables guerres tribales : c’est aussi vrai pour la République démocratique du Congo et la Côte d’Ivoire que pour l’ex-Yougoslavie. Ainsi, à travers l’histoire, on peut constater la pérennité d’anciennes délimitations qui parfois se transforment, pour un temps, en frontières d’Etat.

[1]Ces données statistiques éminentes sont tirées de l’Almanach de Gotha, 1914, dans le chapitre consacré à l’Empire austro-hongrois.

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