L’ingénierie démocratique appliquée à la Syrie en 2012

Troy davis

Ingénieur-conseil en démocratie, Président de l’Association pour l’Ecole de la démocratie

3eme trimestre 2012

Les Syriens tentent depuis des décennies de vivre sous un régime parlementaire démocratique. Le 15 mars 2011 annonce le début du printemps arabe syrien. La riposte du régime est d’une extrême violence et le mouvement s’amplifie. Contre toute attente, les Etats étalent un mépris scandaleux vis-à-vis de la population syrienne. Assad, n’ayant pas su opérer une transition démo­cratique, ne peut, aujourd’hui plus gouverner la Syrie et l’opposition doit créer immédiatement, afin de prévenir un chaos lorsqu’Assad tombera, un gouvernement provisoire, dans lequel tous les Syriens seront représentés, sans se laisser imposer le choix des dirigeants. La création de ce gouvernement devra être réalisée dans la transparence dans un lieu symbole de la réconciliation et de la démocratie.

For decades,the Syrians tried to live in a démocratieparliamentary system.On March 15th 2011, the Arab spring arrived in their country. The government struck back with extreme violence and the insur­rection grew. Contrarily to all expectations,the state displayed a shocking contempt for the population. Bachar Al Assad,being unable to operate a democratic transition cannot today govern Syria any more and the opposition must create immediately a provisional government in order to avoid chaos when Bachar Al Assadfalls.This government will represent all the Syrianpopulation andshall not accept that its leaders be imposed. The founding of this government shall be effected in transparency and at a place symbolical of national reconciliation and democracy.

Cet article traite du cas de la Syrie en 2012 du point de vue de la théorie de l’ingénierie démocratique. Les fondements de la théorie ont été présentés dans Géostratégiques, n° 6, dans un article intitulé « L’ingénierie démocratique et son application au processus de paix israélo-palestinien ».

Rappelons brièvement les deux axiomes de la théorie (et rappelons aussi qu’un axiome est une présupposition que l’on ne peut prouver) :

  • tous les êtres humains possèdent la même dignité humaine (une reformulation de l’article 1 de la Déclaration universelle des droits de l’homme), et
  • la souveraineté appartient au peuple[1].

Rares sont les pays qui osent se prononcer officiellement contre ces axiomes de manière officielle qui sont, au contraire, présents dans presque toutes les constitu­tions. Le problème est de les appliquer concrètement, ce que s’efforce de faire l’ingé­nierie démocratique, en revenant sans cesse (et sans pitié pour l’inconfort cognitif et les préjugés de tous) aux axiomes fondamentaux.

Enonçons, tout d’abord, le problème ci-après : comment, en 2012 (la précision est importante car les solutions optimales sont dynamiques dans le temps), per­mettre au peuple syrien de vivre dans la liberté et la démocratie, critères d’un régime qui appartient à l’espace défini par tous les régimes politiques construits à partir des axiomes fondamentaux ?

Début du printemps syrien

La plupart des observateurs donnent le 15 mars 2011 comme le début du prin­temps arabe en Syrie. Le Président Moubarak avait démissionné en Egypte le 11 fé­vrier, six semaines auparavant, et les ondes de choc continuaient à se propager dans tout le monde arabe. Le « printemps syrien » commença par une manifestation paci­fique à Damas, de quelques centaines de personnes à peine mais qui fut rapidement et violemment réprimée, avec de nombreuses arrestations arbitraires, basées sur la loi d’urgence de 1963. La situation dégénéra immédiatement, avec les tortures de plusieurs jeunes manifestants dans la ville de Derra, dans le Sud, près de la frontière jordanienne, puis des dizaines de morts causées par les tirs des forces de l’ordre lors des manifestations du 18 mars. À partir de cette date, le régime donne l’ordre à l’armée de réprimer les manifestants et assiège la ville pendant huit semaines.

De manifestations en manifestations, inspirées par les événements d’Egypte surtout, le mouvement s’amplifie un peu partout malgré la peur et les violences perpétrées par la police et les services secrets, le régime organisant même des contre-manifestations en faveur du Président Assad, la première le 25 mars déjà, donc très tôt. On dénombre des milliers de blessés, de torturés et de morts à l’été 2011, y compris des enfants et des adolescents.

Les Syriens ne sont pas des humains comme les autres

Dès l’été 2011 donc, il aurait dû être évident à toute personne objective, consi­dérant tout simplement les Syriens comme des êtres humains comme les autres et ayant droit aux mêmes libertés, que le régime avait perdu sa légitimité. Ce ne fut pas le cas et cela démontre la double norme observée jusqu’à nos jours, légitimée par des excuses et des « complications » pour excuser l’inexcusable : un gouverne­ment tue son propre peuple de manière massive et délibérée au vu et au su de tous. Il est difficile de ne pas conclure que, derrière les justifications pro-Assad, ne se cache pas un mépris conscient ou inconscient envers les Syriens, les Arabes ou les musulmans qui « ne sont pas comme nous », qui sont incapables de démocratie, qui ont besoin d’un homme fort, d’un dictateur et, par conséquent, nous, humains, qui par hasard sommes blancs de peau ou chrétiens de culture, n’avons rien à dire.

L’année 2011 fut constellée de manifestations pacifiques, souvent tues par les médias, qui se répandirent, au final, dans toute la Syrie et, même s’il y eut des débordements ou même des violences délibérées de la part de certains opposants, l’échelle et l’intensité de la violence d’État furent démesurées. Ce niveau de vio­lence, dans n’importe quel état démocratique, aurait provoqué un véritable scan­dale et n’aurait jamais été accepté, mais l’acceptation dans l’inconscient collectif du statut « autres » des Syriens, d’un statut qui n’est pas celui des « vrais » humains en Occident, fait que ce qui serait intolérable à l’intérieur de l’Union européenne est fort bien toléré à moins de 200 km de ses frontières. Ceci est une violation directe de l’axiome que nous avons choisi d’adopter : les êtres humains possèdent la même dignité. Que ceux qui excusent les atrocités du régime d’Assad admettent, alors, qu’ils réfutent cet axiome. Leur attitude serait moins hypocrite.

Si Hollande ou Merkel faisait bombarder des villes entières et les envahissait avec des divisions blindées, l’opinion publique mondiale serait outrée, épouvantée et le dirigeant perdrait instantanément sa légitimité. Qu’un président arabe puisse continuer pendant 20 mois à utiliser son armée contre son propre peuple à grande échelle démontre une vérité éclatante mais encore peu admise : beaucoup ne considèrent pas les Arabes ou les musulmans comme les autres êtres humains. Cela est vrai même pour des Arabes ou musulmans eux-mêmes, qui dans une sorte d’intériorisation psychologique relevant d’un discours discriminatoire et peut-être d’une haine de soi, tiennent un double langage en Europe ou au Moyen-Orient.

Le seul fait d’être Arabe ou musulman ne donne aucun droit particulier à pré­tendre pouvoir nullifier l’axiome de l’égalité fondamentale des êtres humains. Ce point est important car on dit souvent : « Vous êtes français, blanc, de culture euro­péenne et donc vous ne pouvez comprendre la situation réelle ; vos idées sont uto­pistes et irréalisables. » C’est une mauvaise objection. Quand il s’agit de défendre une vérité fondamentale (car cet axiome est dérivé de la vérité biologique que tous les êtres humains forment une seule espèce et de la vérité historique que par le hasard des catastrophes, ils forment une grande famille génétiquement proche) l’ap­partenance à une nationalité, une culture ou une civilisation n’a aucune incidence. Un Européen qui défend l’égalité en dignité de tous les humains, donc y compris des Arabes, a raison même contre un Arabe qui prétend le contraire. On peut discu­ter des détails pratiques d’application, qui différeront selon la culture car elles sont effectivement différentes, mais pas des fondations axiomatiques.

Notons que la stratégie d’Assad pour délégitimer les aspirations à la liberté du peuple syrien est très intelligente et qu’elle a réussi au-delà de toute espérance. Il s’agit de semer le doute dans l’esprit des gens en disant : « Attention, ceux qui se rebellent sont des extrémistes islamistes, des terroristes et je suis le seul rempart contre eux. » Il s’agit donc de créer une (fausse) équivalence morale entre l’Armée syrienne libre et le gouvernement, de faire croire que les situations sont symétriques et de répéter, ad nauseum, le discours suivant : « Soyez neutres. Nous sommes peut-être violents de temps en temps mais ce sont des terroristes qui tuent des innocents et qui ne respectent pas les règles, donc laissez-nous régler le problème par nous-mêmes. »

La stratégie d’Assad est la même que celle utilisée dans d’autres lieux et à d’autres époques et devient une prophétie autoréalisatrice car si nous n’aidons pas les modérés, les extrémistes prennent plus d’importance avec le temps[2]. Malgré cela, Assad lui-même ne prétend pas que les djihadistes soient majoritaires (ce qui dans le discours des pro-Assad en France aboutit à l’impression que l’on cherche à donner). Le mensonge serait trop gros. Selon l’agence russe Russia Today, Bachar Al-Assad lors d’un entretien avec Lakhdar Al-Ibrahimi, envoyé spécial de l’ONU qui succéda au premier envoyé, Kofi Annan, mentionne le chiffre de seulement 5000 djiha-distes étrangers en Syrie[3]. On peut douter du chiffre, étant donné la source, et le corriger en estimant, plutôt, à 2500 le nombre de djihadistes[4]. Qu’est-ce dans un pays de 22 millions d’habitants ou comparé à une armée de 350 000 hommes ou à une armée libre de 30 000 hommes ? Les djihadistes sont une minorité, certes très violente, mais pas du tout représentative et nombreux repartiront chez eux une fois le régime tombé.

L’ignorance et les peurs anti-musulmanes font le reste et permettent aux apo­logistes d’Assad de monter en épingle des actes de violence emblématiques, pour justifier une riposte disproportionnée. Cette cécité morale est d’autant plus surpre­nante que l’Occident est imprégné de la vieille théorie chrétienne de la guerre juste, dont l’un des principes est la proportionnalité de la riposte. Dans les faits, beaucoup d’Européens, surtout ceux appartenant aux extrêmes de l’échiquier politique, qui se rassemblent dans une haine commune, oublient leur propre héritage culturel dès lors qu’il s’agit de non-Européens.

La réalité est qu’il n’y a pas de symétrie entre le régime et l’ASL, ni en termes d’armement, ni en nombre, ni en organisation. Ni, bien sûr, en matière de violence contre les civils. De fait, Assad opprime et tue son peuple. Certains éléments de ce peuple essayent de l’en empêcher et appellent désespérément à l’aide. Assad, lui-même, se vante de son écrasante supériorité militaire comparée à l’ASL.

La violence extrême dont souffre le peuple syrien est donc le résultat d’une injustice flagrante commise par le régime. Pour poursuivre en paix ces tortures et ces crimes, Assad prend le monde à partie et demande sa neutralité. Même Ban Ki-moon, Secrétaire général de l’ONU, dans un discours, par ailleurs excellent, dit une absurdité démontrant qu’il accepte la fausse équivalence morale d’Assad : le monde devrait cesser de donner des armes aux deux belligérants[5]. Pourtant cha­cun sait que l’asymétrie des forces en présence signifie qu’être neutre, en pratique, signifie autoriser Assad à tuer à plus grande échelle encore. Comme l’a dit un grand homme, l’archevêque sud-africain, Desmond Tutu, qui, lui, applique strictement et de manière cohérente le premier axiome : « Si vous êtes neutre dans une situation d’injustice, vous avez choisi le côté de l’oppresseur[6] ».

Pourtant, ce que beaucoup ne comprennent pas, c’est qu’il n’est nul besoin d’établir une parité absolue entre les rebelles et le régime en matière d’armes. Le désespoir, la force morale et la certitude des révolutionnaires de se battre pour une cause juste font qu’ils se battent avec acharnement pour leur liberté et leur état d’esprit est, ce qu’on appelle en jargon militaire, un « multiplicateur de force ». La quantité d’armes nécessaire à l’ASL, pour équilibrer la situation et permettre un combat égal contre le régime, est donc très faible.

 

La naissance de l’opposition organisée

Pendant l’année 2011, plusieurs plates-formes de l’opposition virent le jour. Début octobre, ce fut la création de la plus connue à ce jour, le Conseil National Syrien, à Istanbul, présidée par un universitaire syrien en exil, Burhan Ghalioun. Mais d’autres virent le jour avec le temps, par exemple le Conseil Suprême des Kurdes en Syrie, cité pour démontrer que la soif de liberté n’est pas un attribut confessionnel, même si le régime au pouvoir fait son maximum pour confession-naliser le conflit[7].

Le printemps syrien ne vit pas le jour dans un vide politique. Les Syriens avaient essayé, depuis des décennies, de se libérer du joug de ce régime non-démocratique et corrompu, avec, par exemple, le printemps de Damas de 2000 et le « Manifeste des 99 » lorsque la transition d’Hafez père à Hafez fils (un ophtalmologue éduqué en Angleterre, marié à une femme intelligente connaissant bien les mœurs poli­tiques démocratiques), suscita un espoir de libéralisation politique.

On ne peut donc arguer que le gouvernement d’Assad n’était violent que dans une réaction justifiée, mesurée, proportionnelle, à des provocations de djihadistes. Depuis son indépendance vis-à-vis de la France en avril 1946, la Syrie n’a connu que de rares épisodes de régime parlementaire. Elle souffre de l’interférence des militaires dans les affaires politiques depuis mars 1949 lorsqu’eut lieu le premier d’une longue succession de coups d’État. Cela fait donc plus de 60 ans que les Syriens cherchent à vivre sous un régime parlementaire démocratique.

 

Quelle est la solution ?

Que faire aujourd’hui, en novembre 2012, dans un contexte de guerre civile et de perte de légitimité du gouvernement en place ? Il est évident qu’Assad ne peut plus gouverner la Syrie. Il n’a pas eu le courage de négocier une transition douce depuis 2000. Il aurait encore pu négocier une transition démocratique non-violente début 2011, mais il a raté l’occasion. S’il gagnait maintenant par la force, la Syrie deviendrait un État totalitaire, exsangue, qui ne pourrait être concurrentiel dans un monde globalisé, avec un exode de ses jeunes et des élites. De plus, cela encourage­rait d’autres dictateurs à réprimer dans le sang toutes revendications politiques car le monde aurait accepté la stratégie du massacre à grande échelle pour résoudre tous les problèmes politiques. Ce précédent serait donc un coup d’arrêt aux progrès du printemps arabe.

La solution optimale aujourd’hui serait que l’opposition crée son propre gou­vernement, mais de telle manière qu’il soit indisputablement plus légitime que celui d’Assad. Voyons, d’abord, pourquoi l’opposition a besoin de ce gouvernement tout de suite et non après la chute d’Assad comme le prévoyait le plan de transition du Caire[8] et le document du Jour d’Après[9].

Un gouvernement n’est pas seulement un instrument qui permet de gouverner mais c’est aussi une arme, bien plus puissante qu’un char ou un avion. Pour com­battre Assad, les opposants doivent le faire à « armes égales », donc avoir leur propre gouvernement. Sans gouvernement, l’opposition abandonne le champ politique mondial à Assad. Avec un gouvernement, l’opposition peut lancer une campagne mondiale de reconnaissance. Pour l’instant, Assad possède un avantage structurel sur les deux fronts, militaire et politique. La seule manière de redresser l’infériorité structurelle de l’opposition sur le plan politique est de créer son propre gouver­nement. La bataille politique est une bataille de légitimité, mais il est difficile de reconnaître une entité non gouvernementale comme si elle était un gouvernement, même si certains pays le font. Donc, pour gagner la bataille de la légitimité interna­tionale, il vaut mieux un gouvernement réel. La conclusion logique est la nécessaire création de ce gouvernement provisoire.

Assad a immédiatement compris le danger d’un éventuel gouvernement concur­rent et, ayant encore en tête le précédant du CNT en Libye, menaça le monde en­tier de représailles si un pays quelconque s’avisait de reconnaître le Conseil National Syrien, embryon en puissance de ce gouvernement[10].

Pourtant, les opposants réunis au Caire en juillet 2012 décidèrent d’attendre jusqu’à la fin du régime pour créer le gouvernement de transition. Ce fut une grave erreur pour deux raisons principales. Tout d’abord, le jour où Assad tombera, si un gouvernement n’est pas prêt immédiatement à le remplacer, ce sera le chaos par les armes. Personne ne peut garantir que l’ASL sera capable de maintenir sa propre cohésion ou l’ordre public dans une situation sans ennemi commun. C’est possible mais le scénario d’une multiplicité de milices locales sans contrôle central est plus probable. De toute façon, l’ASL est une armée d’amateurs, pour la plupart, et les anciens soldats de l’armée régulière qui en font partie ne sont pas formés pour maintenir l’ordre civil, qui est une fonction de police.

On dira qu’il est très difficile que tous les opposants se mettent d’accord au­jourd’hui. Certes, mais ce sera encore plus difficile après la chute d’Assad car l’unité de façade entre les différentes composantes de l’opposition volera en éclat et la lutte politique sera violemment déplacée dans la rue. On a vu cela en Irak, entre factions armées dépendant de partis politiques puissants. À ce jeu, les plus extrémistes et les minorités organisées seront gagnantes et nous irons vers un scénario libanais de guerre civile ou un scénario à l’irakienne où un groupe impose sa loi contre les autres, et, par conséquent, crée une instabilité chronique. Le but officiel des oppo­sants d’une Syrie unie dotée d’un État neutre ne sera qu’un beau rêve.

La deuxième raison, moins évidente, est le fait que l’existence même de ce gou­vernement hâtera la fin de cette crise car le gouvernement pourra enfin entamer une véritable campagne de reconnaissance politique et diplomatique mondiale, demandant à tous les États de le reconnaitre, nommant des ambassadeurs, recevant de l’aide, coordonnant l’aide aux réfugiés, etc. Ce gouvernement permettra aussi plus de défections et créera sa propre dynamique. En raccourcissant le conflit et en accélérant une solution politique, il sauvera la vie de milliers de Syriens. Donc un gouvernement de transition est, en réalité, l’arme politique la plus puissante dont l’opposition puisse se doter aujourd’hui. Mais pour que cela fonctionne, ce gou­vernement doit inspirer la confiance sinon cette super-arme ne sera qu’un pétard mouillé et pourrait engendrer plus de mal que de bien. Il convient, par conséquent, de se poser plusieurs questions quant à la manière de le créer.

 

Oui devrait créer ce gouvernement ?

Cette question, qui semble essentielle et semble être la question qui obsède le plus les chancelleries et les opinions, est en réalité la moins importante ou, plutôt, elle est extrêmement importante, mais c’est la question qui se prête le moins à une prédétermination. Bien au contraire, elle est la seule à laquelle on ne devrait abso­lument pas essayer de répondre par avance. Bien que cela semble choquant, voyons un exemple qui permettra d’y apporter une réponse claire. Essayer de répondre à cette question aujourd’hui et de manière formelle équivaut à essayer de décider arbitrairement au moment où j’écris (à la mi-octobre 2012) qui devrait être pré­sident des États-Unis, entre Barack Obama et Mitt Romney, sans que se tiennent des élections. On perçoit, immédiatement, l’absurdité d’une telle interrogation. La seule différence est que l’élection américaine est un processus bien défini alors que nous n’avons pas encore de processus bien défini pour déterminer les dirigeants du gouvernement de transition. Mais cet état de fait ne devrait pas nous amener à la conclusion absurde : « Donc, nous devons choisir arbitrairement les prochains diri­geants », mais plutôt à la conclusion cohérente avec nos axiomes que « Nous devons concevoir le meilleur processus possible dans les circonstances présentes pour que les prochains dirigeants émergent naturellement du processus ». Si nous acceptons cela, nous nous épargnerons beaucoup de soucis, nous ne pourrons être accusés de créer un gouvernement à notre solde et nous serons cohérents avec l’axiome affir­mant que c’est le peuple syrien qui est souverain.

La seule chose pertinente qui reste à dire ici est directement dérivée de notre axiome : que tous les Syriens, donc toutes les communautés syriennes, doivent être représentées. Ceci a déjà été dit et redit par tous les groupes d’opposition, donc cela n’est pas sujet à controverse. Cela a été dit par exemple par le CNS[11], par les opposants dans la déclaration du Caire du 2 juillet 2012[12], par le groupe qui a publié l’étude sur le « Jour d’après »[13] ou encore par l’association Souria Houria en France[14]. Nous ne reviendrons, par conséquent, pas sur ce point qui est déjà acquis en principe par les Syriens eux-mêmes.

Mais les opposants syriens, dans leur désespoir, suivent de mauvais conseillers. Le New York Times rapporte que les Américains, via la CIA, sont en train de choisir parmi les bons et les mauvais opposants[15].

Ceci est une grave erreur : on répète l’erreur commise avec l’Irak consistant à choisir des opposants particuliers, ce qui affaiblira considérablement leur crédibi­lité, donc la confiance qu’on leur accordera et, donc, leur efficacité politique. Plus tard, pour se délivrer du stigmate de la bénédiction américaine, ils risquent de deve­nir extrémistes pour ne pas échouer dans un environnement de concurrence démo­cratique. La leçon de l’Irak, un pays qui presque 10 ans après la guerre est toujours instable souffrant de graves rivalités confessionnelles, sans patriotisme unificateur national, n’a pas été comprise.

of the religious, ethnic or national components of Syrian society — Arabs, Kurds, Assyrians, Chaldeans, Turkmens or others. It will recognize equal rights for all within the context of Syria’s territorial and demographic integrity and unity.

http://www.syriancouncil.org/en/issues/item/618-national-covenant-for-a-new-syria.html

L’obsession généralisée avec la question « Qui sont les « bons » opposants ? » est une obsession dérivée de l’Age des Héros, et du paradigme dominant de l’Homme providentiel, voire du Messie ou du Sauveur, du surhomme qui prendra les rênes et résoudra tous nos problèmes. Le respect de la démocratie implique de ne pas choisir parmi les opposants, mais de construire un processus propre et inclusif (répétons-le : de tous les Syriens, donc même des minorités considérées comme pro-régime), de telle manière que les futurs dirigeants émergeront du processus naturellement et non par une décision par un deus ex machina, de surcroît américain. Certains cri­tiqueront cette démarche en rétorquant qu’elle favorisera les islamistes, ce que je ne pense pas, du moins pas au-delà de leur force politique réelle, ce qui donc n’est pas un problème. Un régime aura plus de chances d’être modéré si ses futurs dirigeants émergent d’un processus propre.

 

Comment créer ce gouvernement ?

Nous en venons donc, logiquement, à la question sur la manière de créer ce gouvernement. La réponse est plus simple qu’elle n’y paraît. La condition la plus importante est la transparence. L’opposition doit absolument agir de manière trans­parente, car c’est la condition sine qua non de la confiance. Sans transparence, pas de confiance et donc pas de puissance morale qui permette de pallier les difficultés liées aux circonstances. Si le gouvernement ne s’organise pas de manière transpa­rente et donc que les dirigeants sont choisis dans des conciliabules secrets, Assad et ses alliés accuseront les dirigeants du nouveau gouvernement d’avoir reçu via des comptes secrets en Suisse des millions du Qatar ou de l’Arabie Saoudite. Que ce soit vrai ou pas, cela sèmera le doute et réduira l’efficacité politique du gouvernement.

Un test simple, si on veut déterminer la politique à suivre, est de se poser deux questions :

  • Que pourraient objecter les pays ennemis ?
  • Comment gagner la confiance des pays neutres (par exemple, Brésil, Afrique du Sud, Inde, en tant que trois grands pays démocratiques du Sud) ?

Il est certain que le gouvernement aura plus de chances d’être reconnu s’il adopte un processus transparent au lieu que les négociations en cours se poursuivent sur le même mode opaque.

Cela semble du bon sens et, pourtant, les opposants ne pratiquent pas la trans­parence voulue et n’en ont pas l’habitude ni, malheureusement, les diplomates mêmes occidentaux. Ils se disputent, donc, en secret, depuis des mois et les gens s’impatientent, alors qu’ils pourraient résoudre le problème en quelques semaines s’ils adoptaient un processus transparent, car la transparence aurait ici la vertu d’ac­célérer le processus.

Un exemple concret du manque de transparence : il me fut extrêmement diffi­cile de me procurer une copie de l’accord du Caire de juillet 2012 élaboré par les opposants à Assad, accord qui détaillait le plan de transition démocratique. J’ai, finalement, trouvé un article qui en parlait sur un site en arabe du Arab and Orient Center for Strategic and Civilisation (de Londres) sans aucune source originale[16] ni traduction officielle. Que le plus important document de la révolution syrienne ne soit pas facilement accessible sur tous les sites de l’opposition, dans les principales langues diplomatiques, est un exemple flagrant du manque d’efficacité de l’opposi­tion, mais aussi est une source d’espoir car y remédier serait extrêmement facile et aurait une influence positive sur l’avenir des Syriens à un coût dérisoire. On voit ici l’utilité d’une transparence accrue. On ne peut convaincre ni les Syriens ni l’opi­nion publique mondiale si on agit en secret et si on ne communique pas clairement. On ne peut répondre aux craintes des opinions publiques quant à la transition en Syrie si on cache le seul plan officiel de transition de l’opposition.

Mais le principe de transparence a été reconnu par des opposants syriens, comme essentiel, surtout par le groupe, composé de personnalités très diverses, qui a écrit le fameux rapport du Jour d’Après[17].

Néanmoins, allons plus loin. Transparence signifie, dans ce processus démocra­tique, inviter les médias du monde entier dans la salle des négociations. Combinant les réponses aux questions, il s’agit d’organiser un processus regroupant plusieurs centaines de personnes, entre 200 et 400, représentant tous les Syriens, pour tout d’abord déclarer clairement qu’ils vont créer un gouvernement démocratique de transition et expliquer pourquoi, annoncer le calendrier et inviter les médias du monde entier à venir observer le processus. Le processus lui-même consistera en une sorte de proto-constituante qui proclamera des grands principes, une consti­tution provisoire et négociera un gouvernement de transition. Tout cela devrait se réaliser avec le soutien de tous les pays qui voudront bien soutenir une solution politique propre et légitime.

 

Où créer ce gouvernement ?

Cette question est la plus inusitée. On prête, en général, peu d’attention au lieu la création d’un gouvernement ; on se débrouille comme on peut dans la tourmente et on se préoccupe surtout de qui ? mais jamais où ?. Mais comme ce gouvernement est créé ex nihilo, hors de toute procédure constitutionnelle habi­tuelle et dans des circonstances extrêmes, le lieu est important car il peut fortement contribuer aux deux attributs principaux qui sont la matière première intangible du gouvernement : les principes et les symboles. Il faut donc choisir un lieu qui incarne ou symbolise, qui renforce les principes et les symboles sur lesquels est basé le gouvernement, car le gouvernement ne repose sur rien de tangible au départ. Le gouvernement en gestation ne peut donc se permettre de gaspiller une occasion importante, dans ce cas-ci sa propre naissance, en venant au monde n’importe où. En général, le gouvernement d’un pays doit naître dans ce pays. De surcroît, dans l’endroit qui symboliserait le plus ses valeurs, si ce n’est dans la capitale elle-même. Mais cet endroit n’est pas nécessairement toujours la capitale. Par exemple, les Rois de France furent sacrés pendant près de 1000 ans, pour des raisons symboliques, à Reims, de 816 à 1825, alors que la capitale était Paris. D’autres lieux, à forte charge symbolique qui ne sont pas des capitales, sont utilisés pour des motifs politiques. Par exemple, dans la Grèce antique, les villes voulant célébrer leur gloire érigeaient des monuments, des « trésors », des piliers et statues à Delphes, où se trouvait selon la légende l’omphalos ou le « nombril » du monde. Un autre exemple, proche de la Syrie, est l’antique cité de Nippur qui n’a jamais été une capitale politique mais qui resta le plus important centre religieux de la basse Mésopotamie pendant un millé­naire, où les rois venaient se faire consacrer, car c’est là que se trouvait le temple du dieu Enlil, Dieu tutélaire.

Le lieu que nous choisirons dépendra donc de ce que nous voulons que le gouvernement symbolise. Imaginons que nous voulions créer un gouvernement musulman, il pourrait, donc, être créé à La Mecque. Mais nous voulons créer un gouvernement qui symbolise trois aspects en priorité : la réconciliation des Syriens, la démocratie et le respect des droits de l’homme. Quel lieu symbolise le mieux ces principes ? Il existe une ville au monde qui incarne ces trois principes, la réconcilia­tion entre les peuples et où se trouvent les deux seules institutions, au plan mondial, qui symbolisent la démocratie et les droits de l’homme. Il s’agit de Strasbourg, siège du Parlement européen, du Conseil de l’Europe, et de la Cour Européenne des Droits de l’Homme, et où vient de se tenir le Forum Mondial de la Démocratie.

Idéalement, le gouvernement pourrait naître à Strasbourg, car c’est là que se trouve la « mine » de symbolisme positif la plus abondante. Et contrairement à Paris, Istanbul ou Le Caire, Strasbourg n’a aucun symbolisme négatif. Strasbourg n’était même pas en France lors de la signature en 1916 des accords Sykes-Picot qui ont divisé l’Empire ottoman en zone d’influence française et anglaise. Dans l’imagi­naire collectif, Strasbourg n’est pas associé à la France et ne souffre, par conséquent, pas de l’opprobre dû aux abus de la puissance coloniale française.

Certains diront que Strasbourg étant en Europe, il est impossible pour des Arabes, des Kurdes, des Turkmènes de s’y rencontrer pour négocier leur destinée politique commune. Pourtant, des précédents historiques très importants existent. En 1913, eut lieu à Paris le Congrès Général Arabe composé de deux cents délégués demandant à l’Empire ottoman, alors dirigé par le mouvement des Jeunes Turcs, de reconnaître la nation arabe. Rappelons aussi que les Jeunes Turcs avaient attribué à l’Empire ottoman une devise, née en Europe, mais qui exprime des principes universels : « Liberté, Egalité, Fraternité » et que de nombreux pays extra-européens s’inspirèrent des révolutions américaine ou française, sans se soucier qu’elles furent américaine ou française, mais parce qu’elles proclamèrent des droits inaliénables pour tous.

Le deuxième exemple est celui des Jeunes Turcs eux-mêmes, qui s’étaient ren­contrés à Paris pour leur premier congrès en 1902, afin de planifier leur révolution contre le Sultan Abdul-Hamid II. Il y a 100 ans donc, des Arabes ou des Turcs n’avaient aucun problème à se rencontrer en Europe pour planifier leur avenir poli­tique. Par conséquent, l’argument selon lequel il serait impossible pour les Syriens de se rencontrer à Strasbourg en 2012 pour négocier de manière ouverte un gou­vernement de transition n’est pas fondé historiquement.

 

Conclusion

Si les Syriens veulent être libres, ils doivent créer immédiatement leur propre gouvernement démocratique pour mieux coordonner la bataille militaire, mais sur­tout pour mener une bataille politique et diplomatique au plan mondial. Ce gou­vernement sera maximalement efficace s’il représente tous les Syriens sans discrimi­nation, qu’il voit le jour dans la transparence et que le lieu de sa création représente ses idéaux de réconciliation et de démocratie. C’est pourquoi tous ceux épris de justice et de liberté, Syriens ou non-Syriens, devraient soutenir ce processus.

[1]Notons que le Conseil National Syrien souscrit à cet axiome : « Syria is a civil, democratic, pluralistic, independent and free state. As a sovereign country, it will determine its own future based only on the collective will of its people. Sovereignty will belong in its entirety only to the Syrian people who will exercise it through democracy. » – http://www.syriancouncil.org/en/ issues/item/618-national-covenant-for-a-new-syria.html

[2]Rebels say West’s inaction ispushing Syrians to extremism, New York Times, 6 octobre 2012.

[3]« Le Président Bachar El-Assad a dit à l’envoyé spécial de l’ONU, Lakhdar Al-Ibrahimi que 5000 djihadistes étaient venus des pays voisins » (traduction de l’arabe original), http://arabic. rt.com/news_all_news/news/595590

[4]Conférence de Professeur Guidère, Université de Toulouse Le Mirail, Forum Mondial de la Démocratie, Strasbourg, 10 octobre 2012.

[5]Discours Ban Ki-moon, Forum Mondial de la Démocratie, Strasbourg,, 8 octobre 2012. http://www.coe.int/fr/web/world-forum-democracy/news/monday-8-october/-/asset_ publisher/6FbVv35Jfpv5/content/ban-ki-moon-thirst-for-dignity-is-today-pressing-and-universal

[6]http://en.wikiquote.org/wiki/Desmond_Tutu

[7]Les opposants à Assad incluent aussi des chrétiens et des Alawites. Pour un point de vue chrétien, je laisse la parole au prêtre Paolo dall’Oglio, fondateur du monastère de Deir Mar Mousa, près de Damas, qui a vécu 30 ans en Syrie.

http://souriahouria.com/2012/09/27/rencontre-et-conference-les-chretiens-de-la-syrie-avec-pere-paolo-dalloglio-video/

[8]http://www.asharqalarabi.org.uk/barq/b-qiraat-295.htm

[9]Le Jour d’Après reconnaît explicitement que « ce n’est pas un modèle d’approche pour effectuer une transition en Syrie ». Les participants n’ont pas élaboré de plan pour le « Jour d’avant » dont traite cet article.

[10]http://www.lemonde.fr/proche-orient/article/2011/10/09/damas-menace-les-pays-qui-reconnaitront-le-conseil-national-syrien_1584641_3218.html

[11]New Syria will be a democratic Republic dedicated to the constitutional tradition and will uphold the rule of law where all its citizens are equal before the law regardless of their religious, ethnic or ideological affiliation. Syria’s new democratic order will be founded on the principle of «unity in diversity» and will embrace all individuals and communities without any exclusion or discrimination. The constitution will ensure non-discrimination between any

[12]http://www.asharqalarabi.org.uk/barq/b-qiraat-295.htm

[13]Tuesday, 27 March 2012, Citizenship and equality of all citizens, rather than sectarian, ethnic, or gender considerations, should be decisive in relations between individuals and the state. Inclusiveness and Participation : An inclusive and participatory transitional process is one that includes all components of Syrian society.

http://www.swp-berlin.org/en/publications/swp-comments-en/swp-aktuelle-details/article/ the_day_after_democratic_transition_in_syria.html

[14]Notre objectif est de contribuer à l’avènement d’une Syrie démocratique, fondée sur l’État de droit, l’égalité entre tous les citoyens, le respect des droits de l’homme et des libertés publiques. http://souriahouria.com/qui-sommes-nous/

[15]Rebel Arms Flow is said to benefit Jihadists in Syria, New York Times, 15 octobre 2012.

[16]http://www.asharqalarabi.org.uk/barq/b-qiraat-295.htm

[17]Transparency and Accountability : A transparent transitional process is one that is conducted in an open manner, through effective mechanisms for deliberation. Transparency is essential if Syrians are to be informed about and participate in shaping a new Syria. Accountability of public officials ensures that that the opinions and preferences of the Syrian public are taken into consideration by the transitional authority.

http://www.swp-berlin.org/en/publications/swp-comments-en/swp-aktuelle-details/article/ the_day_after_democratic_transition_in_syria.html

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