POUR UNE CONFÉDÉRATION DU MOYEN-ORIENT (C.M.O.)

Roger TEBIB

LE MOYEN-ORIENT a toujours été dans une situation de crise et les indépendan­ces ont laissé la place à des utopies à caractère totalitaire, propageant la nostalgie des premiers siècles et imprégnant des mentalités imperméables aux conceptions politiques démocratiques. Par contre, toute une série de penseurs musulmans, phi­losophes et théologiens, se sont élevés contre le légalisme étroit des intégristes, leurs argumentations discutables et primaires. Ce courant au rationalisme ouvert se dé­veloppe depuis des décennies mais il est occulté tant par les pouvoirs en place que par les extrémistes.

De plus, en 1948, lors de la naissance de l’État d’Israël, l’ambition de ses fon­dateurs était de constituer une nation forte et unie, les immigrants juifs venus du monde entier étant appelés à se fondre dans un nouveau creuset. Plus d’un demi-siècle après, il faut admettre que ce modèle d’intégration nationale par fusion n’a pas été réalisé.

On a assisté peu à peu à une explosion de la diversité avec la multiplication des mobilisations communautaires (sépharades, Russes, Arabes israéliens…) faisant d’Israël un pays de fait fortement multiculturel, avec des aspects positifs et négatifs : citoyenneté officielle, par exemple, mais maintenant les Arabes dans une situation périphérique.

Ajoutons que les affrontements ne cessent pas, tandis que les faiblesses de cet État sont aussi politiques et économiques. Signalons, entre autres, le développe­ment de la nouvelle génération d’historiens israéliens (Benny Morris, Avi Shlaim, Llan Pappe…) qui, grâce à l’ouverture de fonds d’archives inédites, critiquent l’État d’Israël au sujet des conflits avec le monde arabe. Ils stigmatisent, en particulier, l’exécution de prisonniers égyptiens lors de la guerre de 1956 et les enlèvements d’enfants yéménites1.

La controverse continue tandis que les conflits sont toujours présents. Il convient donc d’essayer de trouver une solution à la plus longue crise géopo­litique2 qui a commencé au vingtième siècle. Elle exige d’abord une réflexion sur les conceptions étatiques des pays du Moyen-Orient.

Les États-nations et les communautés musulmanes et juives

Comme la chrétienté, le monde islamique a toujours connu des tensions entre un patriotisme de type occidental et des conceptions orientales de l’État. C’est ainsi qu’on peut comprendre les heurts entre les fondamentalistes d’Égypte et d’Iran par exemple, adeptes de la sacralité du pouvoir, et les laïques syriens et irakiens du baath. Avant l’époque contemporaine, les peuples musulmans ont connu, au cours de l’histoire, trois conceptions traditionnelles de l’État :

  1. Chez les intégristes, l’idée de l’ûmma s’alimente à un fonds archaïque : celui des grands royaumes du Moyen-Orient. Il ne faut oublier, en effet, que l’islam chiite, caractérisé par la sacralité du pouvoir, s’est développé dans l’ère ira-nienne3.
  2. Au contraire, l’empire ummayade constitué autour de Damas avait les caractè­res d’un État national, avec son idée de « gawmiyya », c’est-à-dire de nationa­lisme refusant de se dissoudre dans une sorte d’œcuménisme religieux. « De la «gawmiyya «, le calife est historiquement le père. Il n’est qu’un politique. Pour lui, l’intérêt de l’État prévaut sur la propagation de la foi, et nul enthousiasme, nul zèle excessif ne doit accompagner les actions du calife4 ».
  3. L’empire abbasside, de son côté, se constitue sur le type de l’empire persan des Sassanides. Bagdad vit s’installer les califes avec toute la pompe des anciens souverains du pays tandis que les Iraniens, convertis à l’islam, retournent aux modèles de la politique, de l’administration et de l’étiquette des anciens royau­mes orientaux.

Les israélites, originairement du moins, n’ont pas modelé leur conception de l’État sur celle des grands empires, par exemple l’Égypte avec laquelle ils étaient en contact. C’est seulement à la fin du règne de David et sous Salomon que l’idée impériale a tenté de se réaliser. Mais le succès fut de courte durée et il n’en est resté que quelques traits imités de l’Égypte dans l’organisation administrative5.

Bientôt, la notion d’État en Israël se rapprochera de celle des royaumes araméens de Syrie et de Transjordanie. Comme eux, Israël puis Israël et Juda seront des royaumes nationaux, portant des noms de peuples et n’admettant pas d’emblée le principe dynastique.

Les nations constituées

Elles existent au Moyen-Orient malgré les spéculations théologiques. Turquie, Iran, Égypte, entre autres, peuvent se prévaloir des éléments constitutifs d’une pa­trie et être, chacune dans son domaine géographique, un pôle d’attraction pour les conglomérats d’ethnies qui composent une partie du monde musulman.

La Turquie, l’Égypte à l’époque de Sadate, l’Iran avant la révolution khomey-niste entretiennent – ou avaient ébauché – des relations diplomatiques avec l’État d’Israël. Ils sont conscients de la complexité de la situation dans cette zone char­nière recouvrant une partie de ce que les historiens nomment le Croissant fertile : minorités religieuses et ethniques y sont mêlées depuis des siècles. À propos des événements de l’époque contemporaine, on a écrit : « Qui fut l’agresseur en 1948 en Palestine ? Ceux qui après 2000 ans revenaient dans ce pays ou ceux qui l’oc­cupaient depuis 1500 ans ? Tous deux y étaient arrivés en conquérants. Les pre­miers, conduits par Moïse, en l’an 1250 avant notre ère ; les autres, commandés par Mahomet, en l’an 635 de notre ère6 ».

Les nations en gestation

Le Moyen-Orient comprend aussi des groupes tribaux, des ethnies diverses, des États faisant l’apprentissage de l’indépendance, comme la Jordanie, l’Arabie saou­dite ou les Émirats arabes unis. Gênés par le sous-développement parfois, les luttes internes toujours, une population trop faible dans quelques cas, ces pays profitent plus ou moins des ressources pétrolières.

L’émergence des nationalismes arabes est en effet indissociable de l’exploitation accrue de cette source d’énergie, à partir des années 1950. Cette période est celle de la prise de conscience par ces nations musulmanes du pétrole comme facteur d’inté­gration, de développement économique et de moyen de pression diplomatique. Ces espoirs sont plus ou moins déçus à cause des pesanteurs sociologiques et des menta­lités traditionnelles. On assiste aussi parfois, avec les mouvements intégristes, à une fuite dans l’irrationnel ou une retombée dans la torpeur des sociétés ahistoriques.

Seules des nations possédant une histoire authentique peuvent s’opposer à l’émiettement, aux indépendances factices et conduire peu à peu les autres peuples à dépasser les luttes tribales et les antagonismes ethniques pour s’intégrer dans des ensembles politiquement viables.

Israël, un État multiethnique

Les doctrines libérales se heurtent au traditionalisme de beaucoup de rabbins alors que la situation politique est changeante, avec des flux divers d’immigration et la présence d’importantes minorités.

  1. Ainsi, l’État compte 95 000 chrétiens d’après le dernier recensement publié en 1983. Ils sont presque tous arabophones. Plus de la moitié (52 000) sont catholiques, dont 23 000 de rite latin. Il y a aussi des orthodoxes (32 000), en grande partie dépendant du patriarcat œcuménique grec. Les autres se ratta­chent soit à celui de Moscou, soit à l’Église russe qui était en exil à New York. Les Églises non chalcédoniennes (coptes, une partie des Arméniens puisque certains ont fait retour à Rome) voisinent avec anglicans et protestants.

Il n’existe donc pas d’État « juif » comme beaucoup l’affirment, mais il con­vient d’aider des Églises du Christ qui sont souvent paralysées par un sentiment d’impuissance. « Ou bien elles ont peur de disparaître par extinction, émigration ou extermination : elle se durcissent alors davantage dans leurs particularismes et accélèrent le processus de leur disparition… Ou bien elles ont peur de devenir l’Église des Arabes, par crainte de la majorité musulmane ou des risques de l’unité chrétienne : elles se durcissent de nouveau sur leur identité et la conséquence est la même que précédemment7 ».

  1. Malgré les conflits actuels, l’arabe est la seconde langue obligatoirement ensei­gnée dans les écoles des zones à majorité juive et la première dans les régions de majorité arabe.

Sur le plan littéraire, l’arabe se développe également dans l’État d’Israël. Cette langue a suscité des écrivains contestataires comme Mahmoud Darwiche, Samith Al-Kassem ou Fadwa Toukan. Tous trois ont disparu, mais leurs poèmes sont régu­lièrement étudiés et déclamés dans les écoles arabes du pays.

Il faut dire à ce sujet que le caractère oriental de la population israélienne s’est rapidement accentué : de 20% en 1948, la proportion des juifs venus d’Afrique du Nord et du Moyen-Orient était passée à 31% en 1950 et à 63% en 1952. Ces immigrés parlent l’arabe dans ses différents dialectes.

Avec l’arrivée massive des juifs venus de l’ancienne U.R.S.S. dans les années 1990, la situation a changé. Cette immigration a commencé à dévaloriser la culture arabe ainsi que celle des juifs sépharades.

Un pragmatisme politique

Comme il est impossible d’unifier des pays qui s’étendent sur des milliers de kilomètres, il faut concevoir des regroupements par affinités anthropologiques, éco­nomiques et politiques pour lutter contre la stratégie mondiale des intégristes.

L’avenir de l’humanité exige la paix au Moyen-Orient. Par une route des som­mets, dure, ardue, on pourra peut-être arriver à une sorte de confédération réunis­sant ces petits États actuellement divisés. Assez lâche, ce système a l’avantage de respecter l’indépendance de ces pays tout en maintenant la paix et en développant les échanges.

Cette évolution souhaitable permettrait, en particulier, de régler dans la région deux problèmes très importants.

  1. Le statut de Jérusalem

On sait que l’ONU avait décidé d’internationaliser et d’administrer cette ville sainte des enfants d’Abraham, juifs, chrétiens et musulmans. Cette décision prise le 19 décembre 1949 fut violemment combattue à la fois par Israël – qui considérait que la ville était propriété des juifs – et par la Jordanie – qui tirait profit du tourisme qu’attiraient les sanctuaires, indépendamment du fait que la mosquée Al-Aksa de­vait rester entre des mains musulmanes.

Il faut dire aussi que l’État d’Israël a été seulement reconnu de facto par le Vatican et que la papauté a toujours considéré cet État et Jérusalem du seul point de vue du droit international, en omettant absolument toute dimension religieuse. Il convient donc de s’interroger sur le rôle de l’ONU et l’utilité de ses décisions.

  1. Les minorités

Isolement, discrimination, massacres ne peuvent pas durer et même l’Organisa­tion de la conférence islamique (O.C.I.) a insisté sur ce point, lors du sommet de Taïf, en janvier 1981.

Dans ce domaine, on sait que les statistiques ne sont pas toujours fiables mais on peut citer les principales communautés au Moyen-Orient : les Yésidis, les Baha’is, les Druzes, les Alaouites, les Kurdes, les juifs, les communautés chrétiennes (« Assyriens », coptes, Arméniens, chrétiens du Liban).

Toute solution politique viable doit les prendre en compte avec leur originalité et leurs différences.

Avec l’œcuménisme qui se développe actuellement, à juste titre, il convient d’adapter l’ONU aux véritables problèmes du vingt et unième siècle et lutter contre le maintien d’États factices et l’aide aux riches surarmés. Des fédéralismes sont, de plus en plus, indispensables face aux impérialismes utilisant la désintégration des régimes communistes pour une mondialisation sauvage.

* Professeur des Universités- Sociologie- Reims.

Notes

  1. HEYMANN F. et ABITBOL M., in : L’historiographie israélienne aujourd’hui, N.R.S. Éditions, 1998
  2. LOHAUSEN J. von, Les empires et la puissance, la géopolitique aujourd’hui, Éditions du Labyrinthe, 1985
  3. LABAT R., Le caractère religieux de la royauté assyro-babylonienne, Geuthner, 1939
  4. RISK Ch., Entre l’islam et l’arabisme, Albin Michel, 1983
  5. VAUX R. de, Les institutions de l’Ancien Testament, Le Cerf, tome I, 1961
  6. LACOSTE Y., Géopolitique des islams, Hérodote, 1984
  7. CORBON J., L’Église des Arabes, Le Cerf, 1977
  8. CHABRY A. et L., Politique et minorités du Proche-Orient, Maisonneuve et Larose,

1984

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