Radicalisation et déradicalisation : le sens des mots

Olivier Hanne

Enseignant et chercheur aux Écoles militaires de Saint-Cyr Coëtquidan (France)

Résumé

Contrairement à l’idée d’une islamisation de la violence ou au fait que la déradicalisation consisterait d’abord à lutter contre la violence sociale, le vocabulaire de la radicalisation masque le rejet du modèle culturel occidental. La radicalisation n’est pas un phénomène idéologique ou intellectuel, mais religieux. Il s’agit d’une conversion, d’un retournement de la personne vers Dieu. Le « radicalisé » ne peut renoncer à sa conversion sans menacer son salut. On comprend mieux que la déradicalisation représente une trahison, un retour à l’état initial jugé barbare, à moins de provoquer une seconde conversion, chose difficile à obtenir, et d’ailleurs à quel dieu ? à quelle idéologie ? à la démocratie ? à la République ? Par leur activisme sur les réseaux sociaux, internet et les médias, les salafistes ont développé un esprit missionnaire, une capacité à diffuser efficacement leurs contenus auprès de leurs « frères », des musulmans tièdes et même des Français laïcisés mais sensibles à la victimisation et aux appels humanitaires ; l’islam rigoriste est une culture omniprésentielle, ses modes de pensée et de prière s’imposent dans le débat public et les médias quels que soient les sujets abordés, et leurs défenseurs sont forcément perçus comme des victimes des élites et du pouvoir.

Summary

Contrary at the idea of an Islamization of the violence or in the fact that the « déradicalisation » would at first consist in fighting against the social violence, the vocabulary of the radicalisation masks the rejection of the western cultural model. The radicalisation is not an ideological or intellectual, but religious phenomenon. It is about a conversion, about a reversal of the person towards God. The « radicalisé » cannot give up its conversion without threatening its safety. We understand better that the déradicalisation represents a treason, a return in the initial state considered barbaric, unless provoking a second conversion, a thing difficult to obtain, and moreover to which god? In what ideology? In the democracy? In the Republic? By their activism on the social, internet networks and the media, the salafis developed a spirit missionary, a capacity to broadcast effectively their contents with their « brothers », moderate Muslims and even French people secularized but sensitive to the victimization and to the humanitarian appeals. The rigorous Islam is an omniprésentielle culture, its ways of thinking and prayer are imperative in the public debate and the media whatever are the approached subjects and their defenders are necessarily collected as victims of elites and power.

Depuis les grands succès de Daech en 2014 et la série d’attentats spectaculaires en France en 2015, le phénomène de la radicalisation religieuse, censé constituer le substrat idéologique du jihadisme, a été particulièrement étudié. Malgré les incertitudes, on relève entre 2014 et 2016 près de 2 000 Français impliqués dans des filières jihadistes en Syrie et en Irak[1]. Ce chiffre est à mettre en parallèle à celui des 4 609 signalements pour radicalisation auprès des services de police et des préfectures en France[2]. Mais, en réalité, on estime à près de 10 000 les Français radicalisés, puisque la majorité ne fait pas l’objet d’un signalement[3]. En février 2016, le nombre des signalements était passé à 8 250, en raison d’une mise en alerte accrue de la population. Mais tous les signalés ne basculent pas dans le jihadisme ni l’apologie du terrorisme.

L’identification de la menace

Les profils sont si variés qu’il est difficile de donner des catégories fixes : les mineurs représentent 25 % des cas, les femmes 27 %, les personnes signalées sont plutôt jeunes (entre 16 et 30 ans), leur niveau scolaire est généralement faible, même si l’on rencontre des diplômés. La plupart travaillent. Internet représente pour tous ces individus un passage obligé, même s’il se concrétise différemment : terrain initial à la radicalisation, facteur de renforcement ou vecteur unique de l’expression radicale, le partage des contenus jihadistes sur Internet n’a pas du tout la même fonction chez une adolescente connectée, un salafiste convaincu et un combattant expérimenté déjà parti en Syrie[4].

De toute évidence, l’attraction pour la radicalité religieuse n’est pas nécessairement liée à un phénomène de rupture sociale. Les failles de la société contemporaine (éclatement des familles, déclin des autorités et des idéologies, chômage, ghettoïsation) créent un terreau facilitateur, mais nullement déterminant[5]. La frustration individuelle alimente le recours à des convictions extrêmes, voire le passage à l’acte terroriste, mais n’est qu’un facteur parmi tant d’autres. La dimension religieuse reste prédominante, puisque la radicalisation est un « passage », une conversion personnelle et une rupture avec le passé[6].

L’éradication de Daech au Moyen-Orient ne signera pas l’essoufflement du phénomène radical. En effet, les jihadistes de retour bénéficiant d’une nationalité européenne devront être « traités » d’une manière ou d’une autre : condamnation, emprisonnement ou surveillance policière sont des voies possibles pour ceux qui accepteront de renoncer aux armes, mais comment éradiquer les mentalités qui les ont poussés vers la Syrie ? Comment obtenir une repentance sincère[7] ? Comment réintégrer les épouses qui auront été les chevilles ouvrières – et volontaires – de la propagande de Daech ? Sans parler des enfants, profondément marqués par le modèle parental.

Les essais de déradicalisation

Face à la menace, les États, dépassés par ce phénomène mental autant que sécuritaire, ont soutenu des initiatives qu’elles ont ensuite encadrées. En 2002, fut créée en France une Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires. En raison de la spécificité du phénomène islamiste, une association a constitué en avril 2014 le Centre de prévention contre les dérives sectaires liées à l’islam (CPDSI), bientôt représentée médiatiquement par Dounia Bouzar. L’ensemble des solutions proposées fut repensé à travers un « plan anti-jihad » et la loi antiterroriste du 13 novembre 2014. Au Danemark, la ville d’Aarhus mit en place dès 2007 un tutorat social visant à accompagner les « cibles » dans leur vie quotidienne et à les réinsérer. En avril 2015, le Premier Ministre français, Manuel Valls, annonçait l’ouverture d’une dizaine de centres de prévention de la radicalisation. L’un d’eux ouvrira ses portes en juin 2016 à Pontourny, près de Tours, en Indre-et-Loire, où une trentaine de jeunes entre 18 et 30 ans, seront accueillis pour dix mois par des équipes mixtes (policiers, psychologues, travailleurs sociaux, voire théologiens et religieux). Le public visé ne concerne toutefois pas les gens partis en Syrie, lesquels relèvent d’une qualification pénale[8]. Dans certains établissements carcéraux, ainsi à Osny (Val-d’Oise), des sessions de sensibilisation ont été organisées pour des détenus volontaires, mais leurs effets semblent plus que modestes[9]. En attendant, on isole les chefs prosélytes des autres détenus potentiellement sensibles à la propagande radicale.

Les autorités font feu de tout bois pour tenter de faire face à une radicalisation multiforme. Tous les responsables de ces programmes avouent que les processus sont longs et complexes, alternant accompagnement individuel et équipes pluridisciplinaires. Leur but ultime ? « Enrayer le passage à l’acte, cadrer, former, resocialiser ces personnes qui sont en rupture idéologique avec notre société pour qu’ils redeviennent des citoyens à part entière », ou encore : « modifier, neutraliser des idéologies, des comportements liés à des idéaux de lutte armée[10] ». Pour ce faire, on adapte les programmes selon les personnes signalées, lesquelles sont prises en charge en milieu ouvert (préfectures, associations), en centre contraignant, voire en prison.

Plus modestement, des sites internet officiels ont été créés et proposent des fiches techniques contre la radicalisation et le terrorisme, dont le contenu est souvent simple, voire binaire. Ainsi sur le site français stop-djihadisme.gouv.fr, un bandeau intitulé « Radicalisation djihadiste, les premiers signes qui peuvent alerter » énonce pêle-mêle : « ils se méfient des anciens amis qu’ils considèrent maintenant comme des impurs » ; « ils changent brutalement leurs habitudes alimentaires » ; « ils arrêtent d’écouter de la musique car elle les détourne de leur mission » ; « ils ne regardent plus la télévision et ne vont plus au cinéma ».

Des tentatives fragiles

L’efficacité de ces dispositifs a été très contestée depuis 2015, d’autant que certains ont pu bénéficier de fonds publics. La personnalité de Dounia Bouzar, ses méthodes et ses résultats ont suscité des critiques dans la presse[11]. Des individus passés par les programmes de déradicalisation se sont révélés totalement imperméables à leur discours citoyen, et se sont réfugiés dans une dissimulation couverte par le concept de taqiya[12]. Une jeune lyonnaise de 17 ans, impliquée dans un projet d’attentat contre une synagogue, a été arrêtée en janvier 2016 après avoir suivi une session auprès du CPDSI[13].

Les moyens utilisés semblent dérisoires par rapport aux objectifs. Les cellules de suivi en préfecture sont composées d’agents surchargés. Les associations impliquées n’ont pas le pouvoir de contrainte qu’ont les institutions publiques. Enfin, on ne peut que douter de l’efficacité des témoignages de victimes du terrorisme auprès d’individus ralliés à des idéologies extrêmes.

Peut-être les ambitions affichées étaient-elles disproportionnées : « resocialiser », « aider les jeunes à retrouver leur libre arbitre » (d’après le préfet d’Indre-et-Loire), redonner un sentiment identitaire ; le vocabulaire hésite entre la vision sociale, sociétale, culturelle, voire philosophique. Sait-on bien où l’on va ? Beaucoup d’observateurs assurent que la réponse doit dépasser le cadre sécuritaire, mais le projet de réinsertion mental paraît sans limite, d’autant que les frontières entre radicaux, délinquants et jihadistes est souvent floue[14]. Puisque la radicalisation emprunte notamment Internet, faut-il imposer un sevrage du Net ? Une éducation aux réseaux sociaux ?

Salafisme, violence et jihadisme

Pour nombre de chercheurs, comme les politologues Olivier Roy et Mohssin el-Ghabri, le jihadisme n’est pas tant un salafisme qui basculerait dans la violence armée qu’un malaise identitaire masqué par une violence déjà acquise, laquelle s’habille ensuite d’arguments religieux. On a ainsi pu parler d’islamisation de la violence. « Ils sont d’abord radicaux et puis religieux, et non l’inverse », affirme Mohssin el-Ghabri[15]. Une telle interprétation a toutefois le défaut d’exonérer l’histoire et la théologie musulmanes, et n’explique pas pourquoi le christianisme et le bouddhisme ne subissent pas la même « brutalisation ». Selon cette analyse, la déradicalisation consisterait d’abord à lutter contre la violence sociale…

Il est pourtant certain que les courants salafistes n’ont pas apporté de soutien massif au jihadisme de Daech. De fait, le salafisme est un courant musulman rigoriste qui se veut quiétiste et non combattant. Le salafiste souhaite d’abord vivre un islam épuré et intégriste – au sens d’intégral – dans le cadre de sa famille et de sa communauté. Ce mouvement, comparable au Tabligh pakistanais, est distinct d’un engagement politique, de sorte que les salafistes sont rarement liés aux Frères musulmans, qui eux forment un mouvement politique. Si la matrice religieuse et idéologique du salafisme imprègne les mentalités jihadistes, elle ne s’y confond pas, ni dans la pensée, ni dans les faits. La radicalisation concerne donc à des degrés différents et sous des formes incomparables les sympathisants du salafisme et les partisans du jihadisme de Daech. Les premiers ont un engagement d’abord religieux, tandis que les autres sont mus à la fois par la volonté de puissance, des facteurs politiques, sociaux et religieux. Les premiers représentent une alternative complète à la civilisation européenne, mais non un danger immédiat, et la réponse à leur idéologie ne peut être que culturelle, à moins de changer tout le droit européen.

Une question intellectuelle

La confusion des genres est permanente autour de la déradicalisation. Les éléments de langage fournis par le site stop-djihadisme.gouv.fr dessinent un portrait des candidats potentiels qui peut être appliqué à n’importe quel groupe sectaire ou même alternatif : « ils se replient sur eux-mêmes, tiennent des propos asociaux, rejettent toute forme d’autorité, ou la vie en collectivité ». Une telle définition appliquée à l’islamisme est contestable quand on connaît la solidarité affichée des groupes radicaux et leur obéissance à une éthique religieuse. Toute l’entreprise de déradicalisation définit en creux le modèle positif occidental : monde de loisirs, de consommation, d’épanouissement personnel et professionnel[16]. Le vocabulaire de la radicalisation masque le rejet de ce modèle culturel. Et les pouvoirs publics d’hésiter à appeler leur objectif par son vrai nom : le reconditionnement mental.

Le danger de la déradicalisation se situe dans l’élargissement des intrusions de l’État : en voulant réinsérer, l’État pénètre dans l’intimité des individus afin de redéfinir le religieux et lui redonner une place acceptable. Or, l’État a-t-il compétence pour définir ce qu’est l’islam, le « bon » islam ? L’État peut-il nier que le Prophète Muhammad lui-même a été un guerrier et qu’il ne lui appartient pas de justifier ou d’invalider l’histoire musulmane ? En utilisant les mots même de l’islamisme – jihâd, taqiya, mujahidin… – les responsables politiques adoptent les clés de lecture du monde de l’ennemi et valident sa perception de la politique. Ils signifient ainsi que l’identification du crime échappe au cadre connu et qu’il faut imaginer une nouvelle qualification juridique. Ne sachant cerner la menace, l’État est tenté d’être omniprésent, sans en avoir la capacité légale. La déradicalisation pourrait relever de la posture intellectuelle.

Le problème vient sans doute des hésitations du vocabulaire. Car, après-tout, qu’est-ce que la radicalisation ? Farhad Khosrokhavar mentionne deux conditions à ce processus : une idéologie et des actions violentes, et Pierre Conesa de parler de « légitimation intellectuelle, philosophique et religieuse du passage à la violence[17] », deux définitions qui négligent l’aspect religieux et surtout l’islam. Au XIVe siècle, le mot « radical » en français avait le même sens que l’anglais radical : « complet, absolu ». À partir du XIXe ce dernier fut utilisé pour désigner les partis politiques britanniques exigeant une réforme démocratique libérale. Transféré tel quel en France, on l’appliqua aux partis de gauche, laïques et libéraux qui voulaient réformer la société. Le verbe « radicaliser » fut employé régulièrement dans les années 1960-1970 dans une acception politique avec l’idée de « devenir plus intransigeant, se durcir » ou « plus extrême[18] ». Le premier sens était donc politique et pas nécessairement négatif. Se déradicaliser était un synonyme pour « se compromettre ». Appliqué à l’islamisme, le verbe impose une redéfinition complète des termes : à partir de quand juge-t-on l’islam intransigeant ou extrême ? par rapport à quelle norme ? à quelle moyenne ?

Une conversion

Ce qui n’a pas permis de bien cerner la radicalisation, c’est donc l’usage impropre des mots. Or, en islamologie, la radicalisation n’est pas un phénomène idéologique ou intellectuel, mais bien religieux. Il s’agit d’une conversion au plein sens du terme, un retournement de la personne vers Dieu. Du rien, l’individu passe à l’islam ; ou d’un islam non assumé et non pratiqué, il passe à la conviction. C’est donc un passage, au sens biblique et coranique du terme, une Pâque (pessah) ou une hijra, une émigration intérieure qui est libératrice, comme le Prophète a réalisé sa propre hijra en quittant la ville païenne de La Mecque pour Médine.

La sourate 9 porte le nom de ce phénomène spirituel : al-tawba, le retour vers Dieu (al-rugû’), qui implique une amnistie pour les fautes passées, en raison de ce repentir :

Les tout premiers [croyants] parmi les Émigrés et les Auxiliaires et ceux qui les ont suivis dans un beau comportement, Allah les agrée, et ils L’agréent. Il a préparé pour eux des jardins sous lesquels coulent les ruisseaux, et ils y demeureront éternellement. Voilà l’énorme succès [Sourate At-Tawba, verset 100].

Se convertir est désigné par le verbe aslama, « s’islamiser », ou « se soumettre à Dieu », et il s’applique aussi bien pour les conversions de non-musulmans que dans le cas d’une prise de conscience d’un individu issu de l’islam. Selon cette analyse, l’Iran en 1979 n’est pas un exemple de radicalisation, mais bien le cas d’un pays entier qui s’est converti… Mais le pardon accordé – et sur lequel la communauté n’a aucune prise – exige que le retour soit définitif, qu’on ne revienne plus en arrière, vers son péché et vers la Jahiliya, les terres infidèles, barbares, chaotiques. Le « radicalisé » ne peut renoncer à sa conversion sans menacer son salut.

La dimension intellectuelle et rationnelle de ces conversions est frappante sur tous les forums de témoignage. Contrairement aux adhésions au christianisme qui impliquent souvent une dimension spirituelle ou mystique (vision, rêve, bouleversement intérieur, sentiment d’un présence…), les (re)convertis évoquent surtout la cohérence de la doctrine musulmane par rapport à l’irrationalité de la Trinité. Leur argumentaire, bien que toujours identique, se veut raisonné.

Toutefois, on ne se convertit jamais à l’islam au sens global du terme, mais toujours à un courant spécifique de l’islam, généralement en raison des intermédiaires rencontrés sur le parcours qui mène à la foi. Or, les branches de l’islam ont toutes plusieurs dimensions : positionnement historique sur les origines de l’islam et sur les conflits qui opposèrent les premiers califes ; positionnement juridique (maddhâb) sur la manière d’appliquer personnellement le culte au quotidien ; positionnement politique sur la place de l’islam dans le monde et la société. En dehors du soufisme, toutes les branches de l’islam s’intéressent à la question politique.

Personne n’adopte le « radicalisme », lequel n’est pas une branche reconnue. En revanche, on adopte aisément le Tabligh, le hanbalisme, le salafisme, qui sont tous des courants rigoristes. On adhère parfois au soufisme (souvent pour les convertis du christianisme), mais jamais au wahhabisme, notamment à cause de l’image négative de l’Arabie Saoudite, jugée corrompue. C’est dire que les rigorismes religieux sont les plus attractifs, mais qu’ils ne suffisent pas. Ces courants proposent tous des voies intériorisées, exigeantes, mais aussi précises et détaillées, offrant ainsi un cadre quotidien clair et défini, sans exclure une éventuelle implication dans l’islam politique.

Le « radical » adhère à un courant existant et y trouve sa légitimité, tandis que les musulmans soucieux de rester visibles au sein de la République évacueront la question existentielle et religieuse en affirmant : « Il n’est pas musulman ! », « Ce n’est pas l’islam ! », « C’est un kharidjite ! » ou encore : « C’est un takfiri ! » Les familles d’origines maghrébines pourront être gênées socialement, mais la reconversion de leur proche, même au salafisme, sera vue de façon positive dans la communauté d’origine, sensible à cette fidélité aux racines religieuses.

Si l’on considère justement la radicalisation comme une conversion, on comprend mieux que la déradicalisation représente une trahison, un retour à l’état initial jugé barbare, à moins de provoquer une seconde conversion, chose difficile à obtenir, et d’ailleurs à quel dieu ? à quelle idéologie ? à la démocratie ? à la République ?

Une culture omniprésentielle

La grande victoire médiatique des courants rigoristes est d’avoir monopolisé le débat public, jusqu’à évacuer ou délégitimer les interlocuteurs musulmans modérés, et de réduire la question religieuse à la problématique islamiste. Par leur activisme sur les réseaux sociaux, internet et les médias, les salafistes ont développé un esprit missionnaire, une capacité à diffuser efficacement leurs contenus (traités théologiques, anajîd, tweets…) auprès de leurs « frères », des musulmans tièdes et même des Français laïcisés mais sensibles à la victimisation et aux appels humanitaires. Les maladresses policières sont systématiquement relayées, ainsi lorsque, en novembre 2015, durant la perquisition de la mosquée d’Aubervilliers, des exemplaires du Coran ont été piétinés (sic) par les forces de l’ordre.

Ces formes particulières de l’islam constituent désormais une « culture omniprésentielle », à distinguer du concept marxiste de « culture dominante[19] ». De fait, l’islam en France n’est pas une culture dominante, car peu de musulmans appartiennent aux classes privilégiées ou aux élites de pouvoir. Pourtant, l’islam rigoriste est une culture omniprésentielle, au sens où ses modes de pensée et de prière s’imposent dans le débat public et les médias quels que soient les sujets abordés, et leurs défenseurs sont forcément perçus comme des victimes des élites et du pouvoir. Même si la présence médiatique du salafisme est négative, elle marque les esprits et domine la question religieuse, jusqu’à évacuer totalement l’ancienne culture religieuse chrétienne. Ainsi, les ventes de Coran se sont accrues immédiatement après les attentats de Charlie Hebdo, tout comme les demandes de conversions auprès des grandes mosquées de Paris, Strasbourg et Lyon (+ 20 % en un an)[20].

Les contre-propositions suggérées par les autorités françaises ou des instituts de recherches privés vont dans le sens des courants qu’ils prétendent combattre. Ainsi, lorsque l’on propose d’accélérer l’organisation de l’islam de France, de nommer un « grand mufti de la République », de développer l’enseignement de l’arabe à l’école[21], quand on demande une qualification juridique pour jihadisme, ce sont les mots et les clés de lecture de l’islamisme qui sont utilisés.

L’exemple de la fausse polémique sur le burkini, durant l’été 2016 est révélatrice. Ce vêtement est apparu dans les années 1990, lors des Jeux Olympiques, car les athlètes féminines iraniennes souhaitaient concourir sans menacer leur sacralité. En réalité, il y avait là un geste politique de la part de la République islamique. Dans la tradition musulmane, aucune règle spécifique ne demande le port d’un tel maillot de bain. La sourate 33 exige le port du voile, gage de la pudeur féminine. Le seul moyen de se baigner pour une musulmane pratiquante est d’aller sur une plage ou dans une piscine réservées aux femmes. Dans la Sunna, jamais une femme (mariée ou pas) ne doit se retrouver en présence d’un homme qui n’est pas un membre de sa famille dans une situation où la convoitise peut naître. L’islam n’est nullement hostile aux bains, à condition toutefois d’une séparation des sexes. La femme peut aller à la plage avec ses enfants, son mari, son entourage très proche. Mais ce n’est plus possible dès lors qu’elle est réglée, car l’impureté se transmettra à tous ceux qui l’entourent. Selon ces dispositions, le burkini représente un entre-deux peu satisfaisant pour une pratiquante. Ce vêtement est une mauvaise adaptation des règles de la tradition musulmane, et une occidentalisation de celles-ci. Le burkini participe au « supermarché religieux » contemporain, qui touche les musulmans comme les catholiques. Le burkini est fait pour des individu entre deux eaux, hésitant entre la tendance rigoriste et la tendance libérale. Une telle attitude ne peut être que temporaire. La polémique médiatique fut donc totalement illusoire puisque, du côté musulman, le burkini n’est qu’un aspect secondaire et peu satisfaisant de la pratique, tandis que les médias français en ont fait un symbole de l’islamisation et de la radicalisation en cours dans le pays. De toute évidence, le vrai problème n’a pas été identifié.

Conclusion

Il n’y a aucune solution facile face à la « radicalisation ». Toutefois, le retour aux fondamentaux culturels et juridiques français est inévitable. Face à la culture omniprésentielle islamiste, il convient de changer l’ensemble de notre paradigme culturel, en rappelant les « narrations » positives françaises, la langue, l’histoire et la littérature, sans développer des « contre-narratifs » vains et ridicules. Contre les velléités jihadistes, il faut utiliser toutes les ressources du droit, quitte à en ranimer les éléments négligés et autoritaires, ainsi l’article 411-1 du code pénal sur la trahison et l’intelligence avec l’ennemi, passible de 30 ans de prison. Enfin, il ne faut jamais se mêler des problèmes internes de l’islam. L’islam a quatorze siècles d’existence. Il est né et a grandi divisé. Dès la mort du Prophète, une multitude de branches se sont affrontées pour déterminer quelle était la vraie nature de l’islam. Aux VIIIe-IXe siècles, la compréhension des règles de l’islam a suscité le développement d’écoles de pensée et de droit différentes – les maddhâb – dont le but était d’interpréter le message coranique et les récits sur le Prophète pour les appliquer le mieux possible aux nouvelles sociétés. L’ijtihâd, cette recherche à la fois communautaire et personnelle d’adaptation, a toujours été au cœur de l’identité intellectuelle et doctrinale musulmane. Elle a fourni à l’islam ses textes les plus riches, les plus audacieux. L’ijtihâd nourrit encore aujourd’hui les modes de pensée de la plupart des musulmans du Maghreb et de France : nul croyant, nul savant n’a de réponse parfaitement définitive et généralisable à tous, et seule la connaissance et la piété sont des voies authentiques pour la foi et le droit. Certes, les courants salafistes prétendent avoir cette réponse unique et ultime, et tentent de l’imposer.

Au nom de quels principes et de quelle autorité religieuse, la République irait effacer quatorze siècles d’ijtihâd pour imposer sa propre vision de l’islam ? Malgré la violence des combats laïcs entre 1901 et 1906, à aucun moment la République n’a prétendu définir le dogme catholique ni la structure de l’Église. Pourquoi irait-elle s’immiscer dans la définition de l’islam et de ses structures ? Pour faire face au terrorisme et au salafisme ? La question relève du renseignement et du contrôle judiciaire. L’islam de France est divisé ? L’est-il moins depuis la création du Conseil français du Culte musulman (CFCM) en 1995 ? Non, au contraire, les associations qui le composent sont toujours autant divisées et sont même désormais en compétition pour le pouvoir et les prébendes. Dès que la République s’immisce dans le fait religieux, elle le menace et le radicalise. Le risque est grand que les imams participant à un CFCM renforcé soient un peu plus décrédibilisés auprès des fidèles, isolés et donc nullement représentatifs.

Bibliographie

Terrorisme, organiser une riposte efficace, DSI, hors série n° 47, avril-mai 2016.

Hanne Olivier, Islam et radicalisation dans le monde du travail, Giovanangeli Editeur, Paris, 2015.

Mathias Grégor, La Guerre française contre le terrorisme islamiste, Giovanangeli Editeur, Paris, 2015.

Pietrasanta Sébastien (député des Hauts-de-Seine), La déradicalisation, outil de lutte contre le terrorisme (rapport parlementaire), juin 2015.

Thomson David, Les Français jihadistes, Les Arènes, Paris, 2014.

Khosrokhavar Farhad, Radicalisation, Éditions de la Miason des sicences de l’homme, Paris, 2014.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Image postée sur les réseaux sociaux islamistes en 2015, récupérant l’iconographie historique de la Révolution française du Serment du Jeu de Paume.

[1] Au 2 juillet 2015, on comptait 1818 Français signalés (ou résidents étrangers en France), cf. Pietrasanta 2015.

[2] D’après le Centre national d’assistance et de prévention de la radicalisation, entre 29 avril 2014 et le 18 juin 2015.

[3] Pietrasanta 2015.

[4] « Internet est loin d’avoir le rôle qu’on lui attribue dans les trajectoires de radicalisation », Le Monde, 12 janvier 2015.

[5] À Molenbeek-Saint-Jean, plus de 40 % des jeunes sont au chômage, mais les personnes concernées par les filières jihadistes ne sont qu’une trentaine sur 30 000 habitants (Safia Bannani, Middle East Eye, 2 décembre 2015).

[6] Thomson 2014.

[7] Selon Thomson 2014, les vétérans de Syrie rentrent fatigués ou déçus, mais peu se repentent.

[8] Communication de la Préfecture dans La Nouvelle République du Centre, 11 mars 2016.

[9] Le Monde, 28 novembre 2015.

[10] Pietrasanta 2015.

[11] « Surchauffe sur le dispositif antiradicalisation », Le JDD, 20 décembre 2015.

[12] Autorisation donnée dès le Xe siècle aux musulmans de cacher leur foi en cas de danger de mort. Mais au cours du XXe siècle, cette permission a pu être détournée par des radicaux vivant en Europe, autorisant une certaine forme d’hypocrisie contre les institutions des pays infidèles.

[13] Europe 1, 29 février 2016.

[14] La réponse sécuritaire paraît totalement inefficace, ainsi que le montre le rapport de l’Assemblée nationale sur l’état d’urgence (n4281, 6 décembre 2016). L’état d’urgence a permis un grand nombre de perquisitions durant le premier mois qui a suivi les attentats (14 novembre – 14 décembre 2015).
Après décembre 2015, les perquisitions ont stagné jusqu’en octobre 2016 ; elles ont retrouvé une certaine intensité en août-septembre (contexte de l’attentat de Nice), puis ont stagné à nouveau après novembre. Leur rythme suit donc le niveau d’inquiétude de l’opinion publique.
L’état d’urgence et le nombre de perquisitions n’ont pas empêché les retours du jihâd ni les risques terroristes.
Enfin, entre novembre 2015 et janvier 2016, l’état d’urgence assurait des découvertes d’armes et de stupéfiants.
Après février 2016, il permit d’abord de découvrir des étrangers en situation irrégulière, et en seconde place des stupéfiants.

[15] Safia Bannani, op. cit.

[16] L’incompréhension européenne sur le phénomène radical est étonnante. En septembre-octobre 2015, la revue Questions internationales dédiait un numéro spécial au jihadisme et à la radicalisation. L’un des auteurs affirmait : « On ne peut soutenir qu’il soit difficile d’être musulman dans les pays occidentaux, chacun pouvant y pratiquer paisiblement sa religion. Seuls sont précisément proscrits les comportements intégristes. » Or, au contraire, les pratiques légalistes salafistes sont très difficiles à assumer en France, en raison de la proximité permanente de non-musulmans.

[17] « Quelle politique de contre-radicalisation en France ? », classe-internationale.com, 18 mars 2015.

[18] Le Robert, dictionnaire historique de la langue française, dir. A. Rey, Paris, 2000.

[19] Culture du groupe qui détient la réalité du pouvoir, des biens matériels et symboliques dont ce groupe tente de se réserver la jouissance (K. Marx : « L’idéologie dominante est celle de la classe dominante »).

[20] « De plus en plus de convertis à l’islam depuis les attentats », RTL, 10 février 2015.

[21] Cette idée néglige le fait que les enfants n’apprennent pas la langue arabe en école religieuse pour elle-même, mais pour lire le Coran. La finalité n’est pas culturelle mais cultuelle.

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