Russie – Chine : du partenariat stratégique vers la réémergence d’un espace-monde

Par Viatcheslav Avioutski.

Chercheur au Centre d’Analyses et de Recherches Géopolitiques à Paris 8, coauteur d’un « Que sais-je? » « La Tchétchénie », n°3332, PUF, 1998.

Mars 2001

Aperçu géopolitique. Les points en commun : expansion géographique.

La Russie et la Chine occupent ensemble un espace géographiquement continu entre la Mer Baltique et la Mer de Chine de 26,6 millions de kms, habités par 1,4 milliards de personnes. Des similitudes apparaissent lors de l’analyse de l’histoire de ces deux grands et complexes blocs géopolitiques. Tous deux s’étaient constitués au détriment de l’empire nomade de Mongols, dont la Mongolie, enclavée entre la Chine et la Russie, constitue le dernier vestige, avec la Mongolie Intérieure, rattachée à la Chine, et la Bouriatie faisant partie de la Russie. Tous deux possèdent une zone périphérique, peu peuplée et sous-exploitée (la Sibérie et l’Extrême-Orient pour la Russie, le Tibet et le Xinjiang pour la Chine). Tous deux sont d’anciens empires continentaux, qui réussirent à conserver au moins une grande partie de leurs possessions coloniales, à la différence de l’Empire Ottoman et de l’Empire Austro-Hongrois. Tous deux font face au séparatisme ouvert (Tchétchénie pour la Russie, Xinjiang et Tibet pour la Chine). Tous deux occupent un espace inférieur à la zone d’habitation de leurs peuples (25 millions de Russes dans les anciennes républiques soviétiques, notamment en Ukraine, Biélorussie, au Kazakhstan, en Moldavie et dans les pays baltes ; 20 millions de Chinois de Taiwan, séparée de la Chine continentale depuis 1949). Tous deux, enfin, ont une frontière avec le monde islamique et abritent une nombreuse communauté musulmane (le Nord-Caucase, la Volga et les Ourals pour la Russie, le Xinjiang pour la Chine).

Cependant, la Chine possède une civilisation plus ancienne que celle de la Russie, et elle est beaucoup plus peuplée. Son poids démographique constitue en même temps un atout (le marché le plus grand de la planète) et un handicap majeur (le pays est surpeuplé et proche de la saturation). En effet, certains spécialistes estiment que le seuil de l’auto-suffisance chinoise se trouve à 1,5 milliards de population, chiffre qui risque d’être dépassé d’ici 15 ou 20 ans.

En 1979, la Chine entra, sous la direction de Deng Xiaoping, sur la voie de réformes, tout en conservant sa structure politico-étatique – le Parti Communiste. Les réformes bouleversèrent les provinces côtières, ouvertes aux investissements étrangers, et creusèrent un fossé profond entre celles-ci et l’hinterland, pauvre et sous-développé. La limitation de naissance (un enfant par famille), introduite après la mort de Mao Zedong en septembre 1976, conduisit à un abaissement sensible de la croissance démographique. Toutefois, selon les estimations officielles, tous les ans, la population chinoise augmente de 12 millions de personnes, ce qui dépasse la population d’un pays moyen européen (Biélorussie – 10,4 millions d’habitants, Grèce – 10,3 millions, Hongrie – 10,3 millions). En l’absence de système de retraite, c’est le fils aîné qui devrait aider les parents dans la vieillesse. C’est pour cette raison que de nombreuses filles furent tuées à la naissance par leurs parents. La proportion d’hommes commença à augmenter. Déjà en 1990, dix ans après le début de restrictions de naissances, le nombre d’hommes dépassait de 31 millions celui de femmes. Et c’est maintenant, au début de la décennie 2000 que de graves problèmes doivent surgir en raison du manque de femmes pour les hommes, nés au début des années 1980. Un autre problème que la Chine va affronter d’ici dix-quinze ans, c’est le vieillissement rapide de la population. La part de personnes âgées, qui est déjà importante, devrait atteindre 30%. Compte tenu de l’absence de système de retraite, cela pourrait provoquer une crise grave.

Sur le plan intérieur, la Chine est handicapée par l’éloignement des provinces côtières par rapport aux provinces agricoles du centre. Il n’est pas exclu qu’à la longue, le littoral, riche et développé, refuse de « nourrir » le centre. Aujourd’hui, seul le Parti Communiste et l’Armée constituent la garantie de cohésion nationale de ce géant démographique. Au Nord, la Chine surpeuplée est limitée sur 4 000 kilomètres par la Russie d’Asie, presque vide (36 millions de personnes entre les Ourals et le Pacifique) et riche en ressources naturelles. En Sibérie et en Extrême-Orient, il y a tout ce qui manque à la Chine : les hydrocarbures, les matières premières et l’espace pour développer l’agriculture. Un paradoxe se dessine. La Russie est un géant géographique, et les Russes arrivent à peine à contrôler militairement leur territoire, l’entretien de l’infra-structure volumineuse dévore une grande partie du potentiel économique russe. Une crise économique quelconque menace de faire écrouler le pays surdimensionné pour une population de 150 millions d’habitants. Or, la Chine manque de l’espace, elle est proche de la saturation. Ces deux ensembles géopolitiques sont condamnés soit à collaborer, si les conditions de rapprochement se créent, soit à s’affronter. On se rappellera que le projet communiste a réuni ces deux géants géopolitiques pendant 11 ans. La perspective d’un tel rapprochement est devenue le pire des cauchemars pour les leaders occidentaux et américains.

Emergence d’un « espace-monde. »

Entre 1949 et 1960, la Chine fut l’allié le plus important de l’Union Soviétique, avec qui Mao Zedong signa, le 14 février 1950, un « traité d’amitié, d’alliance et d’assistance » (1), particulièrement avantageux dans toutes les sphères, économique, militaire, politique et culturelle. Après un siècle d’interventions des puissances (Japon, Empire russe, Allemagne, France, Royaume-Uni) et la guerre civile particulièrement violente entre les nationalistes de Tcheng Kaï-chek et les communistes de Mao Zedong, la Chine s’associait à l’Union Soviétique, laquelle entreprit la modernisation de l’industrie et de l’armée, tout en installant la République Populaire de Chine dans son vecteur d’influence en Asie.

De nombreux jeunes chinois firent leurs études en Russie, alors que les spécialistes et les conseillers militaires soviétiques affluèrent en Chine. L’URSS et la Chine intervinrent ensemble pendant la guerre de Corée en 1950-1953. Cette période marqua l’apogée de la coopération sino-soviétique.

C’est à cette période où l’URSS et la Chine contrôlaient la plus grande partie de l’Eurasie qu’elles multiplièrent leurs interventions dans le Tiers Monde, en Afrique, en Asie et en Amérique du Sud. Elles constituèrent une sorte « d’espace-monde », concentrant à elles-seules un énorme potentiel démographique et économique sur le front Ouest, Moscou misait sur la Chine pour protéger son flanc Est. L’URSS soutenait l’industrialisation et la modernisation de la Chine laquelle pouvait devenir un marché pour ses matières premières en provenance de Sibérie. Le but, non-avoué de ce projet était la transformation des Chinois en Soviétiques, qui dominés par Moscou et sous son contrôle, pourraient participer à la mise en valeur de la Sibérie et de l’Extrême-Orient. Le projet de la création d’un Empire Communiste dans « l’espace-monde », avec le même espace politique, économique et avec la libre circulation de biens et des personnes, n’était pas tout à fait utopique, puisqu’il était partiellement réalisé dans les pays de l’Europe de l’Est, que l’URSS soviétisa pendant 40 ans. Cependant, le centre de cet Empire Communiste devrait se trouver à Moscou, et c’est depuis Moscou que « l’espace-monde » devrait être géré.

La réalisation de ce projet, qui consistait grosso modo en la fusion politique et économique en Sibérie de la Chine et de l’URSS, constituait une menace mortelle pour l’Europe Occidentale et les USA. La victoire du communisme soviéto-chinois aurait conduit à cette même « fin de l’histoire », qui a été formulée par Fukuyama une trentaine d’années plus tard, mais avec le renversement de vainqueurs. Le scénario catastrophe était simple : création d’une machine de guerre invincible, ne dépendant que des ressources de « l’espace-monde », isolation vis-à-vis du monde extérieur afin d’éviter la pénétration des doctrines étrangères, contrôle des hydrocarbures du Tiers Monde et « suffocation » énergétique progressive du monde occidental, provoquant une longue série de forts chocs pétroliers.

Faillite du bloc continental et « semi-guerre froide. »

Pour éviter la formation de « l’espace-monde », l’Occident misa sur le nationalisme chinois, qui n’était pourtant apparu qu’au XIXème siècle. Jusqu’alors, l’Empire Chinois existait en isolation, basée sur la supériorité de sa civilisation confucéenne. L’Empire se désintégra à plusieurs reprises à cause des invasions des Barbares (nom générique pour tous les non-Chinois), mais chaque fois il se reconstitua, alors que les Barbares, devenus maîtres, furent sinistrés.

C’est au XIXème siècle, que la Chine subit plusieurs défaites, suite auxquelles elle fut obligée d’ouvrir son marché et de céder une partie de son territoire aux étrangers. A la fin du XIXème siècle, sur le littoral chinois, il existait des colonies allemandes, russe, anglaise, française et portugaise. La création dans les années 1930 au Nord-Est chinois, du Mandchouko, un Etat de marionnettes, sous contrôle japonais, exacerba le nationalisme chinois, lequel ne put toutefois pas réunir sous la direction de Tcheng Kaï-chek les morceaux de l’Empire dans le même ensemble politique. Cependant, le communisme de Mao Zedong avait également une base nationaliste. L’emprunt d’une doctrine occidentale s’inscrivait dans un schéma connu, selon lequel « il faut combattre l’ennemi avec ses propres armes ». Mao eut ainsi recours au communisme comme idéologie unificatrice pour rassembler le peuple afin de chasser les impérialistes. Dès le début, Mao montra une certaine autonomie vis-à-vis de Moscou. En 1942, il refusa de combattre les Japonais ce qui aurait permis aux Soviétiques de libérer les troupes de l’Extrême-Orient, lesquelles manquaient notamment en pleine bataille de Stalingrad. En 1949, Mao négocia pendant plusieurs mois les termes de l’accord soviéto-chinois, en défendant les intérêts nationaux.

Dès le début, Mao ne cessa de répéter qu’il appliquait en Chine un communisme chinois, qui pouvait être différent du modèle soviétique. Par la suite, la Chine, qui avait récupéré son unité et une certaine stabilité économique, commença à s’émanciper de l’URSS. Elle concurrença les soviétiques en Afrique, finança la guérilla du Tiers-Monde et établit des contacts avec l’extrême gauche en Europe Occidentale. Après les critiques de Staline, au XXème congrès du PCUS, en 1956, Mao commença à prendre ses distances avec Khrouchtchev. La rupture survint en 1960. Les soviétiques évacuèrent leurs spécialistes et suspendirent la réalisation de projets.

Une « semi-guerre froide » commença entre la Chine et l’Union Soviétique. Les deux pays militarisèrent leurs zones frontalières. Les relations furent pratiquement gelées. La crise eut lieu en 1969, quand les Chinois essayèrent d’occuper plusieurs territoires proches du fleuve Amour. Sur une des îles, les soviétiques utilisèrent des lance-missiles multiples, en brûlant littéralement les colons chinois. Les Chinois reculèrent et intensifièrent leur propagande antisoviétique. Au cours de cette période, les Américains lâchèrent Taiwan et reconnurent la Chine, qui obtint sa place à l’ONU. Les Etats-Unis offrirent une aide économique limitée, tout en favorisant la rupture entre l’URSS et la Chine. Après la mort de Mao et l’avènement de Deng Xiaoping, Washington était de plus en plus présent en Chine. Comme les autres pays occidentaux, les USA voyaient un énorme marché, où ils pouvaient écouler leurs marchandises. Le rapprochement sino-américain se dessina, mais les divergences entre Pékin et Washington restèrent trop importantes pour pouvoir dépasser le cadre d’une coopération économique. Au début des années 1980, Moscou et Pékin reprirent les contacts. L’arrivé du réformateur Mikhaël Gorbatchev au pouvoir en 1985 ouvrit de nouvelles perspectives dans les rapports entre la Chine et l’URSS. En 1986, Gorbatchev dans son célèbre discours de Vladivostok annonça que l’Union Soviétique était « également un pays asiatique ». En mai 1989, le président soviétique fit savoir que les relations soviéto-chinoises étaient entièrement normalisées. Depuis lors les négociations furent engagées sur la démarcation de la frontière. Elles durèrent pendant toute la décennie, et ont laissé encore en suspens le destin de deux îles sur l’Amour. La modification de la frontière provoqua les réactions violentes de la part des gouverneurs locaux, notamment d’Evgueni Nazdratenko, gouverneur de la Province Maritime. Il réussit à mobiliser les Cosaques et les médias, en dénonçant le marchandage de la terre russe. Les militants cosaques bloquèrent même la démarcation, en provoquant une crise politique entre Moscou et Pékin.

La dislocation de l’URSS, et l’apparition de la Fédération de Russie, intensifièrent les échanges entre les deux pays. La coopération devint plus active dans la défense nationale, car la Chine avait besoin de moderniser son armée. De nombreux projets de coopération économique, notamment dans le domaine énergétique, furent annoncés. Pourtant rares étaient les projets qui furent réalisés, alors que les ventes d’armes montèrent en flèche, après la visite du président Jiang Zemin à Moscou en septembre 1994, et la signature d’une Déclaration sur le Partenariat Stratégique (2). Les observateurs occidentaux remarquèrent que le rapprochement se fit visible à partir du printemps 1995 (3).

 

Les raisons de rapprochement. L’élargissement de l’OTAN.

C’est de cette période que date le conflit entre la Fédération de Russie et l’OTAN qui annonça son projet de l’élargissement vers l’Est. La Russie considéra que les pays de l’Est se trouvaient encore dans la sphère traditionnelle d’influence russe. Moscou vit l’élargissement de mauvais oeil , en le considérant comme une action ouvertement hostile de la part de l’Occident. Malgré une résistance diplomatique active, la Russie dut céder. Elle vécut l’élargissement comme une humiliation, exacerbée davantage par l’intervention militaire de l’OTAN en Bosnie et au Kosovo. En 1997 le porte-parole de Boris Eltsine déclara : « Si l’expansion de l’OTAN continue, […] la Russie serait obligée de reconsidérer les priorités de sa politique extérieure », en rajoutant que « les relations avec la Chine, l’Inde et l’Iran se développent bien » (4). Presque en même temps, le président américain Bill Clinton mit en garde ses partenaires d’Europe Occidentale: « Si on offense Moscou en Europe, la Russie va tomber dans les étreintes de l’Asie » (5). En 1997, en commentant l’élargissement de l’OTAN à l’Est, le ministre chinois de la défense Chi Haotian dit : « L’OTAN est un produit de la guerre froide. Nous comprenons la position russe sur l’expansion de l’OTAN » (6). L’élargissement de l’OTAN coïncida avec l’intervention militaire de Moscou en Tchétchénie. Une simple opération de routine de « rétablissement de l’ordre constitutionnel » se transforma dans une guerre violente, qui dura deux ans et causa la mort de nombreux civils. La communauté européenne critiqua brusquement les exactions russes, en suspendant la procédure de l’entrée de la Russie dans le Conseil de l’Europe. Le FMI exerça une pression économique indirecte en gelant l’accord de prêts à Moscou. L’euphorie de l’avènement de la démocratie, de la pérestroïka et de la glasnost, introduite par Gorbatchev, disparut avec ce qui fut perdu comme un rejet par l’Occident de la Russie, et avec elle l’espoir de rejoindre un jour l’Union Européenne.

 

La pression croissante des EU sur la Chine.

Seule la Chine approuva l’intervention russe en Tchétchénie, probablement parce qu’elle faisait face, elle-aussi, au séparatisme ouïgour au Xinjiang (Turkestan Chinois). En 1999, une déclaration conjointe sino-russe constata que « la Chine soutient les actions, entreprises par le gouvernement de la Fédération de Russie, dirigées pour combattre les forces terroristes et séparatistes. » (7). En même temps, le président Jiang Zemin non seulement soutint les efforts militaires russes en Tchétchénie, mais fut également prêt à prendre en considération le fait que les pertes civiles importantes étaient inévitables dans ces circonstances (8). Un analyste politique russe, Vsevolod Ovtchinnikov, remarqua en 1997 que suite à la dislocation de l’URSS, la Chine se retrouva sous la pression croissante des Etats-Unis, « les stratèges de Washington de toute évidence avaient pour but la déstabilisation du régime de Pékin, en utilisant en même temps le désaccord ethnique et les conflits entre les provinces maritimes et l’hinterland. En même temps, Washington intensifia les liens entre la Corée du Sud, Taiwan, et le Japon, en constituant un front anti-chinois dans le Sud-Est Asiatique. La croissance économique chinoise était présentée comme une menace directe aux pays de la région (9). Au début des années 1990, la Chine essaya de vendre des missiles et signa un contrat sur la construction de deux réacteurs nucléaires de 300 mégawatts en Iran, ce qui provoqua une pression des Etats-Unis, partenaire économique principal de Pékin. La Chine dut céder et renonça à ce contrat, après la rencontre entre le ministre des affaires étrangères chinois, Qian Qichen, et le secrétaire d’Etat américain, Warren Christopher (10). Cependant, cela s’expliquait par le fait que presque la totalité de 260 milliards de dollars d’investissements directs provenaient des USA, et de ses alliés, Taiwan, Japon et les pays occidentaux (11).

 

Anti-américanisme et monde multipolaire.

L’anti-américanisme est un facteur commun qui permit un rapprochement russo-chinois. D’une part, les deux sociétés, chinoise et russe, s’occidentalisent très rapidement. Les jeunes ont assimilé le mode de vie occidental, le consumérisme, la mode vestimentaire, la publicité. De l’autre, cette universalisation, qui efface l’ethnicité, alimente le nationalisme d’une frange radicale de la société. Sous certaines conditions, le discours des nationalistes radicaux devient populaire, pouvant atteindre toutes les couches de la société. C’est un phénomène très répandu dans un nombre de pays du monde, cependant, en Chine et en Russie, l’anti-américanisme, de simple revendication identitaire, se transforma en contestation politique de l’hégémonie américaine. Le président Eltsine commença à véhiculer le discours sur l’inadmissibilité du monde unipolaire. Ainsi, il inaugura une vision de nouvel ordre mondial, basé sur un monde multipolaire. La direction chinoise partagea largement ce point de vue. En 1999, le président chinois Jiang Zemin souligna : « Jamais la Chine imiterait le système politique de l’Ouest. Le communisme dans la République Populaire de Chine durera encore plusieurs siècles au moins! » (12). La notion de « monde multipolaire » fut introduite dans les déclarations conjointes sino-russes. Ainsi, Boris Eltsine déclara durant sa visite à Pékin, en avril 1996 : « Nous sommes contre une situation dans laquelle un pays dicte des conditions aux autres » (13).

La Chine et la Russie militent pour la levée de l’embargo contre l’Iraq (14). Par exemple, en février 1998, à Moscou, Boris Eltsine et le premier ministre chinois Li Peng adoptèrent une déclaration conjointe sur la crise en Iraq, dans laquelle la Russie et la Chine déclaraient que, en tant que membres permanents du Conseil de Sécurité de l’ONU, ils ne pouvaient accepter la solution par force de ce problème (15). Moscou et Pékin désapprouvèrent à plusieurs reprises l’utilisation par l’Amérique des organisations internationales, notamment de l’ONU et de l’OTAN pour atteindre ses propres objectifs (opération de l’OTAN au Kosovo, en 1999). Par exemple, lors de sa visite à Pékin, le ministre russe de la défense nationale Igor Rodionov, déclara que les opérations de maintien de paix sous l’égide de l’ONU ne devaient pas se dérouler selon les « doubles standards » et ces opérations « ne devraient pas être l’instrument pour réaliser les objectifs d’une puissance ou d’un groupe de nations pour le compte des autres » (16). Une crise particulièrement grave à la suite de la frappe de missiles américains à l’ambassade chinoise à Belgrade en mai 1999, provoqua une vague de manifestations anti­américaines en Chine. Des milliers de Chinois jetèrent des pierres et des cocktails Molotov sur l’ambassade américaine à Pékin en scandant « American pigs, go home! » (17). Il est manifeste de noter que le nationalisme chinois qui apparaît aujourd’hui, n’est plus anti-russe, comme c’était le cas pendant la « sous-guerre froide » dans les années 1960, mais anti­américain. Dans une brochure anti-américaine qui titre « La Chine peut dire ‘No' », ses auteurs remarquent : « Dans la situation actuelle, une base de l’association mutuelle est apparue dans les destinées de la Chine et de la Russie » et ajoutent « au 21ème siècle, la Chine et la Russie pourraient devenir alliés dans le domaine des idées et des intérêts » (18).

Durant sa visite à Pékin, en juillet 2000, Vladimir Poutine et Jiang Zemin désapprouvèrent l’initiative de Washington de déployer un bouclier anti-missiles national (National Missile Defence, NMD), interdit par le traité ABM. Les présidents prévinrent que « la réalisation de ce plan [NMD] aurait des conséquences négatives sérieuses non seulement sur la sécurité de la Russie, de Chine et d’autres pays, mais aussi sur la sécurité des Etats Unis et sur la sécurité globale. C’est pour cette raison que la Russie et la Chine s’opposent résolument à ce plan. »(19).

Défi musulman.

Des communautés musulmanes importantes existent dans les deux pays, en Russie et en Chine. A la différence de la Russie, la Chine possède une communauté de Chinois islamisés dispersés dans un bon nombre de provinces (8,6 millions de Huis, en 1990, connus en Russie sous le nom de « Dounganes »), qui furent souvent poursuivis par les autorités officielles. Une autre communauté musulmane, Ouïgours (7,2 millions, en 1990), est concentrée presque exclusivement au Xinjiang (Turkestan Chinois), qui est éloigné des provinces maritimes. Géographiquement, le Xinjiang, considéré comme « la région-pivot » de l’Asie, (20) est isolé de la « Chine métropolitaine », avec laquelle il est lié par le couloir de Gansu. Dans les années 1940, les Ouïgours proclamèrent une république indépendante de Turkestan Oriental, qui put exister quelques mois grâce à la complicité de l’Union Soviétique, désireuse à ce moment d’affaiblir la Chine en proie à la guerre civile. Dès le début des années 1990, un mouvement séparatiste ouïgour s’inspira de la libération des républiques soviétiques de l’Asie Centrale, abritant des communautés ouïgoures, et commença à revendiquer l’indépendance. Les émeutes ouïgoures furent systématiquement matées. Des informations ont circulé concernant une guérilla qui commettait des actes terroristes au Xinjiang et agissait depuis ses bases au Kazakhstan (21). Selon certaines sources, le mouvement ouïgour trouva de l’aide auprès des pétromonarchies du Golfe et de la Ligue Islamique Mondiale. A la différence de Moscou, qui ne put pas empêcher la présence des journalistes en Tchétchénie, Pékin réussit à éviter la médiatisation du conflit, pourtant accompagné comme dans le cas tchétchène, par la renaissance de l’Islam. Qui plus est, dans les deux cas les talibans soutinrent les séparatistes, en envoyant armes et volontaires (moudjahiddin). Le Xinjiang, « nouvelle frontière » en chinois, est économiquement indispensable pour la Chine en raison de la découverte d’importants gisements pétroliers dans cette région. En fait cette région peut disposer d’un tiers des ressources prouvées du pétrole en Chine, soit 74 milliards de barils de pétrole (22). D’autre part, c’est le passage donnant l’accès terrestre le plus court aux gisements pétroliers et gaziers qui sont concentrés autour de la Caspienne: Turkménistan, Kazakhstan, Azerbaïdjan et Iran. Enfin, un couloir ferroviaire pourra relier la Chine à l’Europe Occidentale, en évitant la Russie (Kirghizstan, Ouzbékistan, Turkménistan, Iran, Azerbaïdjan, Géorgie, Mer Noire par ferry Poti – Constantsa, Roumanie, Hongrie, Allemagne). En cas de création d’un « Ouïgouristan » indépendant, non seulement la Chine aura des rapports conflictuels avec les pétromonarchies du Golfe, qui lui fournissent une partie non négligeable de ses hydrocarbures, mais de plus, elle sera isolée à l’Est.

 

Partenariat stratégique.

Le partenariat stratégique sino-russe était défini dans la Déclaration de Pékin, signée en avril 1996, comme « un partenariat basé sur l’égalité et la confiance, qui a comme objectif une coopération stratégique dans le 21ème siècle. » (23). Les politologues moscovites notèrent à plusieurs reprises qu’il ne s’agissait pas pour le moment de former une alliance militaire ou politique, ni même diplomatique entre la Chine et la Russie, encore moins de la formation d’un « axe de l’Est », en contrepoids de l’élargissement de l’OTAN.

Cependant, il est évident que la nouvelle politique extérieure de la Russie change par rapport à celle de l’ancienne Union Soviétique, qui privilégiait largement l’Inde en Asie. L’establishment soviétique avait établi les contacts étroits avec le clan Ghandi-Nerou, et développé une coopération économique très active. A partir de 1991, Moscou misa sur Pékin, alors que l’Inde passa au second plan des priorités russes.

Vaincre la défiance de l’Armée chinoise.

Malgré un certain dégel des relations entre la Chine et l’Union Soviétique pendant la décennie de 1980, l’URSS restait l’ennemi numéro un de Pékin, selon la doctrine militaire chinoise, développée à partir de 1965. En 1991, cette doctrine fut modifiée. Dans la liste des ennemis, les USA occupaient la première place (« ennemi catégorique »). Le Japon était à la deuxième place (« ennemi prospère et puissant » et « adversaire n°1 » parmi les pays asiatiques). La Fédération de Russie (« ennemi incontestable » et « force belligérante ») faisait partie du groupe des cinq premiers pays-ennemis de la liste, avec lesquels il existait une « directe menace de guerre ». Les sentiments anti-russes étaient encore particulièrement forts parmi les officiers de l’Armée populaire chinoise, qui considéraient la Russie comme « l’ennemi historique de la Chine », qui s’était emparée de terres chinoises en 1860, avait soutenu l’Inde pendant la « guerre frontalière » avec la Chine en 1962 et mené contre elle des combats près de l’île Damanski sur l’Amour en 1969. De plus, l’armée russe disposait d’un armement plus moderne que les forces armées chinoises. Ensuite, les officiers chinois désapprouvaient l’aide de Moscou aux pays qui conduisaient une politique anti-chinoise, le Vietnam par exemple. Enfin, la démocratisation en Russie exerçait une influence sur la population chinoise et constituait un danger potentiel au Parti Communiste Chinois (24). A cela s’ajoutait le fait que 60% de l’Armée Chinoise protégeait la Chine contre la « menace du Nord ».

Il existe d’autres raisons de la méfiance de la Chine envers la Russie. D’abord, la Russie dispose d’une des plus puissantes flottes dans le Pacifique et n’hésite pas d’utiliser la force pour « punir » les pêcheurs japonais qui s’aventurent dans les eaux territoriales russes de la Mer d’Okhotsk. Ensuite, la situation intérieure en Russie est instable et parfois chaotique. Puis, Moscou a livré les missiles à l’Inde, avec laquelle Pékin est en froid, et la Russie a un litige territorial avec le Japon sur les « les Kouriles ». Enfin les autorités locales russes de l’Extrême-Orient contestent le traité russo-chinois sur les frontières (24).

Afin d’éviter de nouveaux affrontements, au début des années 1990, Pékin proposa à Moscou le retrait, par chacune des parties, de ses troupes dans la zone de 300 kilomètres de largeur de chaque côté de la frontière. Après de longues et difficiles négociations, les parties se mirent d’accord sur la démilitarisation bilatérale d’une bande de 100 kilomètres de largeur.

 

La coopération militaire.

Pendant la décennie 1990, la Chine entreprit un vaste programme de modernisation de son armée (2,82 millions d’hommes) dont l’équipement était médiocre. Pour effectuer les achats d’armes modernes Pékin se tourna vers Moscou dont le complexe militaro-industriel se trouvait en crise profonde. La Chine devint rapidement l’acquéreur principal des armes russes. Parmi les autres acheteurs se trouvaient l’Inde, la Malaisie, l’Algérie, le Koweït, la Syrie, la Turquie et Chypre. La Chine acheta en grand nombre des lance-flammes d’infanterie Chmel, des cannons Nona-SVK 120 mm, des véhicules de combat d’infanterie BMP-3, des lance-roquettes multiples Smertch 300 mm, des obusiers Msta-S 152 mm, des radars à trois dimensions, des systèmes de missiles sol-air Chtil, basés sur les navires, des hélicoptères KA-27 et KA-28. De plus, le complexe militaro-industriel chinois obtint des licences de fabrication de plusieurs types d’armes et d’équipement militaire.

 

La Russie vendit à la Chine 74 chasseurs SU-27 de différentes versions, entre 1992 et 1996. En 1996, Moscou vendit une licence de fabrication de 200 chasseurs SU-27SK. Au total la Russie a gagné 4,2 milliards de dollars sur ces opérations (25). La Chine acheta également des systèmes de missiles sol-air S-300MPU1 pour équiper 8 divisions, 14 systèmes de missiles sol-air Tor-M1, 4 sous-marins silencieux de modèle n°877EKM (classe Kilo, selon la classification occidentale) et n°636, un contre-torpilleur modèle n°956E. Un autre contre-torpilleur du même modèle, fabriqué à Saint-Pétersbourg, devait être acheté en 2000. Le prix de chaque contre-torpilleur était estimé à 500 millions de dollars (26). En même temps, plus de 40 chasseurs de la quatrième génération SU-30MKK devraient être livrés à la Chine en 2000. Les experts estimaient que le montant du contrat de SU-30MKK s’élevait à 2 milliards de dollar (27). Enfin la Russie participa au développement de plusieurs programmes militaires chinois, notamment pour l’élaboration de systèmes de guidage des missiles air-air (28).

On prévoyait que la Chine continuerait les achats d’armes en Russie, pour un montant de 5 à 6 milliards de dollars entre 1999-2005 (29). Cependant, Taiwan, de son côté, modernisait son armée. Ainsi Taiwan signa les contrats avec la France et les USA sur l’achat de 150 chasseurs F-16S et de 60 Mirage-2000-5, au milieu des années 1990 (30). Le montant de cette acquisition était de 10,8 milliards de dollars (31). En 1999, un accord sur la préparation des militaires chinois dans les écoles militaires russes fut signé à Moscou. En même temps, une délégation de Taiwan se rendit en Sibérie et au Kamtchatka. Les responsables taiwanais firent des propositions très intéressantes d’achat d’armes aux producteurs de l’armement dans ces régions. Cependant, la partie russe rejeta cette proposition (32).

Les analystes militaires russes indiquèrent, en 1998, que la coopération avec la Chine dans le domaine de la défense avait dépassé largement le niveau des relations militaires que la Russie maintenait avec d’autres pays. On s’attendait à ce que, dans des conditions favorables, la Chine n’ait besoin que de 8-10 ans pour atteindre le même niveau que l’armée russe [d’autres experts estiment que la Chine ne pourra pas devenir une superpuissance militaire d’ici vingt ans. (33)] Cela signifierait que, vers 2010, les forces armées chinoises seraient les plus fortes en Asie du Sud et du Sud-Est, et seraient capables de concurrencer les Américains dans le Pacifique. Cependant, le réarmement de l’armée chinoise, en absence d’une union politique et d’une alliance militaire, pourrait conduire à une nouvelle « sous-guerre froide » entre la Russie et la Chine. Il est évident que Moscou utilise la coopération militaire pour transformer un partenariat stratégique en une alliance militaro-politique, ouvertement anti-américaine. Déjà en 1995, le ministre russe de la défense, Pavel Gratchev, déclara que la Chine ne constituait pas une menace à la sécurité de la Russie, ni maintenant ni dans l’avenir proche (34).

 

La coopération économique.

Dans le domaine économique, l’intervention russe se limitait à plusieurs projets énergétiques. Ainsi durant la dernière visite de Vladimir Poutine à Pékin en juillet 2000, un accord fut conclu sur la construction d’un réacteur nucléaire rapide de 60 mégawatts à proximité de la capitale chinoise (35). La Russie signa un accord sur la construction d’une centrale nucléaire de Lianyungang dans la Province de Jiangsu, dont le montant s’élevait à plusieurs milliards de dollars (36). En septembre 2000, le Ministère de l’Energie Atomique convenait de livrer deux réacteurs pour la centrale nucléaire chinoise de Liaoshun (37). En 1998, on étudiait le projet du transport du gaz naturel du gisement Kovyktinskoïe, dans la Région d’Irkoutsk, vers la Chine par un gazoduc. On envisageait de livrer par ce gazoduc en Chine du Nord chaque année 20 milliards de mètres cubes sur les 35 milliards annuels, extraits au Kovyktinskoïe. Le GAZPROM, géant mondial du gaz naturel, proposait la construction d’un gazoduc, pour transporter le gaz naturel de la Région Autonome de Yamal-Nenetsk et du Territoire de Krasnoïarsk, en Russie, vers la Chine avec une éventuelle extension au Japon. Le gazoduc devrait transporter entre 30 et 38 milliards de mètres cubes par an, pendant 30 ans. La réalisation de la première partie du projet coûterait 15 milliards de dollars. Si le projet est accepté, le gazoduc pourrait commencer à fonctionner à partir de 2004 (38). La compagnie pétrolière russe Yukos se prépare à construire un oléoduc entre Angarsk, dans la Région d’Irkoutsk, et la Chine du Nord pour pouvoir livrer entre 25 et 30 millions de tonnes par an. Le pétrole devrait être acheminé à Angarsk par rail. Les grands champs pétroliers du Territoire de Krasnoïarsk (Youroubtchéno-Takhomskoïe), et de la Yakoutie (Verkhnétchonskoïe) devraient être reliés à cet oléoduc dans l’avenir proche. On envisageait également de fournir un surplus d’électricité de la Sibérie vers la Chine du Nord, mais la Chine déclina cette proposition, en septembre 2000 (39). Plusieurs provinces chinoises conclurent des accords de coopération avec des régions russes : le Bachkortostan avec la Province Liaoning, la Province Maritime avec la Province Jilin, la Région d’Amour avec Shanghai, le Territoire de l’Altaï avec la Région Autonome du Xinjiang-Ouïgour (40).

 

Les perspectives. Asie Centrale : un nouveau round du « Grand Jeu. »

La Chine est très active en Asie Centrale, où elle collabore avec les pays limitrophes, afin de couper la guérilla ouïgour de son « poumon extérieur ». En avril 1996, un accord fut signé à Shanghai entre la Chine, le Tadjikistan, le Kirghizstan, le Kazakhstan et la Russie. Il instaurait une zone de confiance de largeur de 100 kilomètres de chaque côté de la frontière. En avril 1997, les signataires de l’accord de Shanghai signèrent un autre accord sur la réduction mutuelle des forces armées dans la zone frontalière. Un nouveau round eut lieu en juillet 1998. Les participants exprimèrent leur préoccupation de la menace que constituait, pour la sécurité régionale, le conflit qui continuait en Afghanistan, l’augmentation du trafic de la drogue et l’intensification de l’extrémisme religieux, du séparatisme et du nationalisme agressif.

La Chine suit attentivement la situation au Kazakhstan, dont elle avait contrôlé la partie méridionale au XVIIIème siècle. Le Kazakhstan est un énorme pays, faiblement peuplé, qui ne possède pas de noyau dur. Il est composé de 5 régions périphériques (41), situées autour du centre, presque entièrement vide. Une de ses régions, celle d’Almaty-Taldykorgan est limitrophe du Xinjiang chinois. De plus en plus, cette région est attirée économiquement vers cette province chinoise, dans laquelle résident plus de 1 million de Kazakhs. La pénétration de colons chinois y commença dès 1991. Selon certaines estimations, ils seraient plus de 200 milles aujourd’hui, ce qui est déjà beaucoup pour la Région d’Almaty-Taldykorgan. En cas d’affrontements russo-kazakhs au Kazakhstan, une intervention militaire russe est tout à fait probable afin de protéger les vies de plusieurs millions de compatriotes. Elle consisterait en l’annexion des régions du Nord kazakhstanais, peuplées majoritairement par des Russes. Dans ce cas, la Chine pourrait prétendre, dans le cadre d’un partage, à deux des cinq régions périphériques du Kazakhstan, celles du Sud.

 

La Russie redevient-elle une « puissance du Pacifique ? »

La Russie, qui avait vendu au XIXème siècle « l’Amérique Russe » (Alaska) aux USA, perdit la guerre contre le Japon en Mandchourie chinoise, en 1904-1905. Pendant plus d’un demi-siècle, la Russie était prise par deux grandes guerres à l’Ouest (la Première et la Deuxième guerre mondiale, 1914-1918, 1941-1945), alors que la Sibérie et l’Extrême-Orient furent délaissés. Le retour de la Russie sur le Pacifique était logique et inévitable. Cependant, avec un déclin démographique, la Russie est-elle capable de mettre seule en valeur la Sibérie? Il n’est pas suffisant d’avoir une volonté politique, il faut également disposer des moyens.

En même temps, l’immigration chinoise devient massive en Extrême-Orient russe et en Sibérie. Le nombre d’immigrés en provenance de Chine se situe entre plusieurs centaines de milliers et 5 millions de personnes. Il est probable que les statistiques officielles chinoises sous-évaluent le nombre d’habitants en Chine. Certains observateurs affirment qu’une centaine de millions de Chinois « non-enregistrés » résident en Chine, dont une grande partie des deuxièmes et troisièmes enfants, interdits par le régime et cachés dans les villages. Ceux, qui sont nés à la fin des années 1970 – au début des années 1980, doivent entrer dans la vie active à la fin des années 1990. Or, ils n’existent pas officiellement en Chine et sont obligés d’émigrer à la recherche du travail, souvent en Russie. On ne voit pas comment on peut arrêter l’afflux chinois dans des régions presque vides, et en manque de la main d’oeuvre de l’Extrême-Orient.

Par exemple, le lieutenant-général Alexandre Golbakh, commandant du District Frontalier de l’Extrême-Orient, annonça que, selon les données de la FSK, la Chine avait développé un programme d’Etat de peuplement de l’Extrême-Orient russe. Selon lui, les agences d’Etat chinoises non seulement préparaient les visas pour leurs citoyens, mais les aidaient également à obtenir des cartes de séjour dans les régions russes de Khabarovsk, de l’Amour et dans la Province Maritime (42). Un responsable du ministère des affaires étrangères de l’Inde, déclarait au sujet de l’immigration chinoise en Extrême-Orient : « D’ici dix ou vingt ans, vous [les Russes] aurez de graves problèmes dans ces régions. Et vous aurez de la chance si les demandes des Chinois ne se limitent qu’à la création d’une unité autonome » (43).

La diaspora chinoise est très présente actuellement dans toutes les grandes villes russes. Un parlementaire russe affirmait que le chiffre d’affaires du commerce chinois illégal s’élevait à 3 milliards de dollars par an (44). Tôt ou tard, la Russie devrait faire appel à la main d’oeuvre de Chine pour développer la Sibérie, où les ouvriers chinois pourront facilement constituer la majorité absolue de la population. Dans ce cas, à long terme, un condominium russo-chinois sur la Sibérie verrait le jour. Et ce condominium, s’il n’est pas conflictuel, mais le résultat d’une alliance militaro-politique, sera la condition préalable de la formation de ‘l’espace-monde ».

L’Axe « Moscou – Pékin – Delhi » (45).

L’idée de cet axe triangulaire fut avancée pour la première fois par le premier Ministre russe Evgueni Primakov, lors de sa visite officielle, en 1998, à New Delhi (46). Primakov tenta au milieu des années 1990, étant à la tête du ministère des affaires étrangères, de réorienter la politique extérieure russe vers l’Est. Cependant, les relations étaient mauvaises entre Pékin et New Delhi, qui avait donné un refuge au Dalaï-Lama et désapprouvé les actions de la Chine au Tibet.

L’Inde, qui est très proche de la Russie, en raison de son soutien contre le Pakistan, peut avoir des raisons de rapprochement avec la Chine. Au Cachemire, les Indiens font face au même problème que les Chinois au Xinjiang et les Russes en Tchétchénie. Les séparatistes du Cachemire sont aidés par le Pakistan, mais également par les talibans. L’islamisme est devenu un facteur déstabilisateur dans les trois pays, en Chine, en Inde et en Russie.

Le deuxième point en commun entre les trois pays est le rejet du monde unipolaire et la contestation de l’hégémonie américaine. La normalisation, le rapprochement, le partenariat et l’alliance sont quatre étapes à franchir pour chacun de ces trois pays. La Russie et la Chine en ont franchi trois. L’Inde et la Russie sont prêtes à passer à l’alliance, alors que la Chine et l’Inde ne sont qu’au début de la normalisation des relations bilatérales.

Les talibans, qui se trouvent aujourd’hui en dehors de la communauté internationale, sont la partie la plus radicale du monde islamique, dont une partie essaie de les instrumentaliser afin de déstabiliser les puissances. Ils radicalisent les minorités musulmanes et aident les mouvements séparatistes. Le rapprochement indo-sino-russe ne peut se faire que dans le cadre de la résolution du problème afghan. Cette solution consiste dans le soutien au dernier résistant afghan aux Talibans, Akhmad-Chah Massoud, ce que la Russie fait depuis plusieurs années déjà. Tôt ou tard, elle sera rejointe par l’Inde et par la Chine, puisque les talibans sont un mouvement militaro-politique incontrôlable même par Islamabad. D’une part, il n’est pas exclu que les talibans puissent retourner leurs armes contre les Pakistanais qu’ils considèrent trop mous dans leur confrontation avec l’Inde, et ils trouveront sûrement des alliés parmi les militaires pakistanais. De l’autre part, les talibans soutiennent la guérilla islamiste au Tadjikistan et dans la vallée du Ferghana, partagée entre l’Ouzbékistan, le Tadjikistan et le Kirghizstan. Ils accueillent chez eux les rebelles ouïgours. Ils disposent de l’accès direct aux fonds des pétromonarchies du Golfe, et ils ne cachent pas leur projet de constituer un grand Etat islamique qui pourrait englober en plus de l’Afghanistan, une partie de l’Iran, du Pakistan, l’Inde du Nord, le Turkestan Chinois et une partie de l’Asie Centrale. Cette menace est tout à fait réelle, c’est pour cela que les Russes ont fait appel à la Chine dans le cadre d’un accord de Shanghai. Les Indiens commencent à comprendre que, même disposant d’armes sophistiquées, il est impossible de venir à bout du séparatisme sans liquider son épicentre, qui se trouve sur le territoire contrôlé par les talibans. Ce territoire, qui échappe à tout contrôle international, constitue une sorte de pivot dans l’interaction entre Russes, Indiens, et Chinois d’un côté, et le monde musulman, de l’autre. Son contrôle est la seule condition de la création de l’axe triangulaire Moscou-Pékin-Delhi.

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