Syrie : de la géopolitique des populations à des scénarios prospectifs

Recteur Gérard-François DUMONT

Professeur à l’Université de Paris-Sorbonne Président de la revue Population & Avenir *

3eme trimestre 2012

La Syrie, pays ancré dans le Moyen-Orient, se trouve au carrefour des grandes influences s’étant exercées ou s’exerçant sur cette région. C’était hier, selon les périodes, les Phéniciens, les Hébreux, les Hittites, les Assyriens, les Mèdes, les Égyptiens, les Romains, les Byzantins, les Perses, les Arabes ou les Ottomans. Ce sont aujourd’hui la Turquie, l’Iran chiite ou les pays arabes sunnites. L’importance de sa population lui donne à la fois une place primatiale au Proche-Orient et une place seconde au sein du Moyen-Orient. En raison de la diversité de ses habitants, son peuplement est une mosaïque. En résulte la difficulté de faire vivre un État qui, en outre, n’a nullement choisi ses frontières, a subi une contraction que la France lui a imposée au nord-ouest et s’est trouvé impliqué, depuis son indépendance enfin acquise en 1945, dans les conflits géopolitiques régio­naux. L’étude de la géopolitique de sa population permet de proposer des scénarios prospectifs.

Syria, fully rooted in the Middle East is situated at the crossroads of major ancientand cttrrent in­fluences affecting this region. Earlier, these were successively the Phoenicians, the Hebrews, the Hittites, the Assyrians, the Medes, the Egyptians, the Romans, the Byzantines, the Persians, the Arafs or ihe Ottomans. Today, these are Turkey, Shiite Iran or the Sunnite Arab countries. Syria’s sizablepopula­tion gives it a primatial status in the Near East and a second place among the Middle East. Its popula­tion is a realmedley because of its diversity.Consequently,it’s very difficult to operatesuch astate ivhich, furthermore, has never been able at all to choose its frontiers, suffered a contraction imposed by France in the north west and since independence in 1945, has been dragged into many regional geopolitical conflicts. The study of its population makes it possible to suggest various prospective scenarios.

La première caractéristique géodémographique de la Syrie tient à sa position géographique qui la place en situation de carrefour, à la fois au sein du Moyen-Orient et entre ce Moyen-Orient et les mondes occidentaux. Nombre d’épisodes de son histoire appellent cette compréhension de sa réalité spatiale qui, pour ne citer qu’un exemple, explique les guerres périodiques avec Rome, dont témoigne l’histoire du royaume de Palmyre, de population essentiellement ara-méenne, au carrefour des routes des caravanes, à 210 km au nord-est de Damas. Palmyre, dont la fameuse reine Zénobie[1], épouse d’Odenath II, choisit comme ministre Paul de Samosate, évêque d’Antioche, fut l’une des villes les plus riches d’Orient avant d’être détruite par Rome à la fin du me siècle.

Au xxie siècle, la Syrie demeure le carrefour que ses territoires n’ont cessé d’être depuis l’Antiquité. Frontalière d’Israël, du Liban, de la Turquie, de l’Irak et de la Jordanie, elle est au coeur des conflits du Proche et du Moyen-Orient. La Syrie est aussi un carrefour culturel où voisinent différentes branches de l’islam, comme un large éventail d’églises chrétiennes rattachées ou non avec Rome. Avant d’analyser la diversité de sa population, il convient de considérer son importance.

Un pays en position dominante…

Si le Proche-Orient est défini, notamment en raison du principal conflit de cette région, comme l’ensemble des pays ayant une frontière avec Israël à l’exception de la vaste Égypte, la Syrie est une puissance régionale avec le poids démographique le plus important de ce Proche-Orient. Elle compte, à elle seule, la moitié de la population des cinq pays concernés, le deuxième pays le plus peuplé, Israël, ayant trois fois moins d’habitants. De tels chiffres continuent à justifier le projet, long­temps mis en avant à Damas, de grande Syrie incluant le Liban, la Palestine et la Jordanie. Un congrès national avait d’ailleurs validé ce projet en mars 1920 en désignant comme roi Fayçal, le fils du chérif de La Mecque Husayn et membre de la famille Hachémite, qui avait pris, avec l’appui de Lawrence d’Arabie, la tête de la révolte arabe contre l’empire ottoman (1916-1918). Cette grande Syrie se fondait également sur le souvenir de la puissance de Damas lorsque la ville fut la capitale du premier empire musulman, celui des Omeyyades (640-750). Mais, dès 1920, la concrétisation de ce projet fut étouffée par la France qui chassa Fayçal de Damas[2] et se partagea la région avec la Grande-Bretagne dans le cadre d’un mandat de la Société des Nations.

  1. La population des pays du Proche-Orient

La Syrie, indépendante en 1945, n’a jamais vraiment accepté ses frontières colo­niales de 1920, d’autant qu’elles furent réduites en 1939 quand la France céda à la Turquie la partie nord-ouest de la Syrie, le sandjak d’Alexandrette. Ce der­nier demeure un contentieux avec la Turquie, pouvant expliquer certains soutiens syriens aux Kurdes de Turquie[3] revendiquant un traitement égal et une autonomie régionale, puisque l’indépendance d’un État du Kurdistan, promise par le traité de Sèvres de 1920, a été exclue par le traité de Lausanne de 1923.

…ou dominé ?

Toutefois, en prenant désormais l’échelle du Moyen-Orient[4] dans sa définition courante, la Syrie ne bénéficie pas de ce que j’ai appelé la « loi du nombre »[5]. En effet, le pays limitrophe de la totalité de la frontière septentrionale de la Syrie, la Turquie, est l’un des trois les plus peuplés du Moyen-Orient, avec l’Iran et l’Egypte. En outre, ce pays contrôle le bassin supérieur d’un fleuve essentiel à la Syrie (ainsi qu’à l’Irak), l’Euphrate, notamment avec le très important barrage appelé Atatùrk achevé en 1990.

  1. La population de la Syrie et des autres pays du Moyen-Orient plus peuplés

Quant au pays moyen-oriental limitrophe de la frontière orientale de la Syrie, l’Irak, il compte un nombre d’habitants supérieur d’environ 45 % à celui de la Syrie. La Syrie est également devancée en nombre d’habitants par l’Arabie Saoudite et le Yémen. Cependant, concernant l’Arabie Saoudite, il faut noter que son nombre d’habitants inclut des millions d’immigrants temporaires qui ne peuvent ni devenir résidents permanents ni être naturalisés[6]. En les défalquant, la population de l’Ara­bie Saoudite se trouve ramenée à un chiffre moindre que celui de la Syrie.

Une croissante naturelle élevée

3. Le movement naturel en Syrie

La position démographique de la Syrie risque-t-elle de se réduire, au Proche et au Moyen-Orient ? Les évolutions de la population syrienne livrent des éléments concluant à une réponse incontestablement négative, même si un élément plaide pour une réponse positive. Depuis son indépendance, la Syrie n’a cessé d’accroître, en valeur absolue, son poids démographique sous l’effet du processus de la transi­tion démographique. En effet, sa population est passée de 3,4 millions d’habitants en 1950 à 20,4 millions en 2010 selon les statistiques de l’ONU[7], mais à 22,5 mil­lions en 2011 selon les estimations du Population reference bureau[8], soit une mul­tiplication par 6 en soixante ans. Une telle croissance s’explique par l’intensité de la baisse du taux de mortalité jusqu’à la fin des années 1970 alors que, dans la même période, correspondant à la première étape de la transition démographique, l’indice synthétique de fécondité demeure élevé, à plus de 7 enfants par femme. En conséquence, le taux d’accroissement annuel s’élève jusqu’à un maximum de 3,7 habitants supplémentaires pour cent.

  1. La fécondité et la mortalité infantile en Syrie

Depuis les années 1980, considérant notamment l’effet de l’importance de la baisse du taux de mortalité infantile, les couples diminuent leur fécondité de plus de moitié, aux environs de 3 enfants par femme en 2011, le chiffre variant entre 3,2 et 2,8 selon les sources. Il en résulte une diminution du taux de natalité plus rapide que celle du taux de mortalité, conformément aux logiques de la seconde étape de la transition démographique et, en conséquence, une diminution de moitié du taux d’accroissement naturel en soixante ans. Toutefois, ce dernier reste relativement éle­vé, presque le double de la moyenne mondiale, et les effets d’inertie propre aux réa­lités démographiques devraient continuer d’engendrer une croissance significative de la population, même si son rythme, dans les premières décennies du xxie siècle, se révèle moindre que dans la seconde moitié du xxe siècle.

Un pays d’émigration malgré quelques vagues d’immigration

Les incertitudes sont plus nombreuses concernant l’effet du mouvement migra­toire sur le nombre d’habitants de la Syrie. Selon les estimations de l’ONU, depuis les années 1950, la Syrie se présente le plus souvent comme un pays d’émigration, c’est-à-dire dont le nombre d’émigrants excède celui des immigrants. Toutefois, la Syrie comprend deux importantes populations d’immigrants. La première est com­posée d’Arabes ayant quitté la Palestine géographique[9], notamment après les guerres israélo-arabes de 1948 et de 1967. Ces Palestiniens immigrants et leurs descendants sont aux environs de 500 000 selon les statistiques de l’UNRWA[10]. Environ la moitié d’entre eux vit dans des camps de réfugiés.

La seconde population importante issue de l’immigration est constituée par des Irakiens[11]. Déjà, entre 1982 et 1997, bien que la frontière entre la Syrie et l’Irak ait été officiellement fermée, quelques dizaines de milliers d’Irakiens s’y sont exilés à la suite de la guerre du Golfe de 1990-1991 et tout au long des années 1990 en raison du contexte politique, mais aussi des difficultés économiques de l’Irak alors sous embargo international. Début 2003, avant le conflit en Irak, l’UNHCR[12] estime entre 60 000 et 70 000 le nombre d’Irakiens résidant en Syrie. Tandis que la chute du régime de Saddam Hussein s’accompagne d’un léger mouvement de retour, la Syrie reçoit deux vagues d’immigration.

La première concerne des membres du parti Baas au pouvoir sous Saddam Hussein, et des citadins, surtout en provenance de Bagdad, fuyant les attaques ciblées contres les intellectuels et les membres des professions libérales ou la criminalité généralisée. Cette première vague comprend des personnes assez aisées qui pensent ne rester en Syrie que durant une période limitée. Elles s’assurent un permis de séjour en Syrie en investissant dans le commerce, l’industrie ou l’immobilier ou en exerçant un emploi dans le secteur tertiaire, en particulier dans l’enseignement supérieur.

La seconde vague qui commence en 2006 concerne des Irakiens à faibles revenus qui cherchent refuge en Syrie pour échapper aux violences interconfessionnelles. Ces Irakiens, issus des zones urbaines comme des zones rurales, arrivent, contrairement à la première vague, sans capital économique et avec guère de bagage éducatif ou professionnel.

La première vague d’immigration irakienne explique notamment la seule période pour laquelle les données de l’ONU indiquent un solde migratoire positif en Syrie. Notons que l’immigration irakienne est alors favorisée par la réglementation syrienne. En effet, entre le début du conflit irakien en avril-mai 2003 et le début 2007, la Syrie ouvre sa frontière aux Irakiens en leur faisant bénéficier du même régime d’entrée et de séjour souple que celui appliqué aux autres ressortissants arabes : il s’agit d’un visa d’entrée universel aisément obtenu à la frontière. Ce visa donne la possibilité de séjourner en Syrie par périodes de trois mois renouvelables en sortant du pays et en entrant à nouveau immédiatement, de chercher du travail sur place, et d’accéder aux services sociaux (éducation, santé). Si l’immigré obtient un contrat de travail ou investit en Syrie, par exemple dans l’achat d’un logement, il bénéficie du droit à un séjour d’un an renouvelable. Mais seule une minorité d’Irakiens a pu sécuriser son séjour, peu d’entre eux disposant de capital et le marché de l’emploi syrien étant peu facile d’accès.

Puis, au premier semestre 2007, face à l’afflux d’Irakiens fuyant les violences diverses et l’insécurité économique dans leur pays, la Syrie amorce un changement de ses politiques d’entrée et de séjour, sans toutefois fermer totalement l’accès à son territoire. Dans un premier temps, la durée du visa d’entrée accordé aux Irakiens à la frontière est réduite à un mois renouvelable par sortie et nouvelle entrée. Ensuite, fin 2007, l’entrée des Irakiens est restreinte à quinze catégories de personnes qui peuvent obtenir un visa sur présentation de pièces justificatives : il s’agit de visites pour des raisons professionnelles, pour études ou traitement médical ; sont autorisés également à entrer les conducteurs de camion et de taxi qui font la navette entre la Syrie et l’Irak, les Irakiens possédant une résidence dans un pays tiers, ou ceux transitant par la Syrie pour se rendre dans un pays tiers ou rentrer en Irak. Les conséquences de la mise en place de ce visa sélectif et, en outre, payant sont multiples. D’une part, le nombre d’entrées des Irakiens diminue nettement et, d’autre part, les circulations entre la Syrie et l’Irak connaissent une baisse. Par ailleurs, un certain nombre d’Irakiens, parmi les plus pauvres et demeurant en Syrie sans titre de séjour, repartent en Irak plutôt que de demeurer en situation irrégulière.

Bien qu’on puisse différencier deux vagues migratoires distinguant des Irakiens relativement aisés qui avaient bénéficié du régime de Saddam Hussein et ceux disposant de maigres moyens, les facteurs d’émigration des Irakiens vers la Syrie sont diversifiés. Certains Irakiens s’éloignent d’un pays où le nouveau pouvoir pourrait leur demander des comptes, d’autres fuient des persécutions, d’autres s’exilent en raison de la violence généralisée ou de ses conséquences sur leur activité économique, d’autres encore émigrent pour des raisons familiales ou professionnelles.

En outre, le territoire syrien peut exercer pour les immigrants irakiens quatre fonctions différentes. Pour certains immigrants, la migration est temporaire et se traduit par des allers et retours entre l’Irak et la Syrie fondés essentiellement sur des motifs économiques. Pour d’autres, la Syrie est surtout lieu d’asile territorial, choisi pour échapper à des violences ou persécutions, que l’immigrant espère temporaire. Pour d’autres, la Syrie est un espace de transit afin d’émigrer vers d’autres pays, notamment en Europe et en Amérique du Nord. Pour d’autres encore, la Syrie se révèle un pays d’installation durable. En raison de la forte diversité des situations migratoires et en l’absence de recensement de la population irakienne résidant en Syrie, il est difficile d’évaluer le nombre d’Irakiens présents aujourd’hui dans ce pays. Le HCR ne peut livrer de chiffres complets puisqu’il n’enregistre que les « réfugiés ». Or, d’une part, nombre d’immigrants irakiens en Syrie ne se considèrent pas comme réfugiés, ou ne s’estiment pas dans le besoin d’assistance, et ne s’inscrivent donc pas auprès du HCR. D’autres, en situation irrégulière, craignent d’être identifiés s’ils le font. Quant aux autorités syriennes du régime el-Assad, elles ne reconnaissent pas le statut de réfugiés et comptabilisent ce qu’elles appellent les ressortissants irakiens. Les estimations de l’immigration irakienne en Syrie se situent donc dans une fourchette assez large, allant de quelques centaines de milliers à 1,2 million, chiffre avancé par les autorités syriennes de 2011. Toutefois, il fait noter, pour la période 2004-2009, une hausse du nombre d’inscrits auprès du HCR[13].

Sauf dans la période où l’immigration irakienne a été la plus intense, l’ONU indique donc, au moins depuis les années 1950, un solde migratoire négatif en Syrie. Un solde sans doute encore plus négatif depuis le conflit syrien de 2011 compte tenu des personnes ayant quitté le pays[14]. Cette dernière émigration peut être illustrée par l’exemple des Syriens membres de la communauté arménienne. Ainsi, en 2011, les services de l’immigration d’Arménie ont reçu 3 000 dossiers de Syriens demandant d’obtention de la nationalité arménienne et plus de 1 500 du­rant le premier semestre 2012[15], alors qu’ils n’étaient que 422 ressortissants syriens dans ce cas en 2010[16].

Enfin, il ne faut pas omettre un autre aspect de l’émigration syrienne, normale­ment de nature temporaire : environ un million de Syriens travaillent au Liban ou dans les monarchies pétrolières du Golfe, pays représentant un débouché important pour la main-d’œuvre syrienne. Leurs transferts de fonds représentent pour la Syrie plusieurs milliards de dollars par an.

Une forte croissance démographique projetée

À la lumière de l’exemple ci-dessus des Syriens arméniens, il se pourrait que les événements géopolitiques que la Syrie connaît depuis 2011 se traduisent par une pression plus forte à l’émigration, à moins d’une stabilisation qui encouragerait des émigrés, réfugiés en Turquie, au Liban, en Jordanie ou dans d’autres pays, à revenir. Mais les projections moyennes de la division de la population de l’ONU, dans sa révision 2010, se fondent sur le maintient d’un faible excédent des émigrants sur les immigrants, couplée avec la poursuite de l’amélioration de l’espérance de vie et l’abaissement mesuré de la fécondité. Selon ces hypothèses, le nombre d’habitants en Syrie atteindrait 33 millions en 2050. L’ONU propose deux autres projections, mais avec exactement les mêmes hypothèses de solde migratoire légèrement néga­tif, n’envisageant donc nullement une accentuation de l’émigration telle qu’elle s’est produite depuis 2011 et dont la continuation n’est cependant pas à exclure, à l’image de ce que le Liban ou l’Irak ont connu certaines années. L’hypothèse haute de l’ONU est essentiellement fondée sur une fécondité plus élevée qui porterait la population à 37 millions en 2050. Mais, en cas de fécondité davantage abaissée et de progrès légèrement moindres dans l’espérance de vie, la population croîtrait à seulement 28,5 millions.

Donc, sauf en cas d’émigration massive, d’une considérable détérioration éco­nomique ou sanitaire ou d’un conflit civil ou international très meurtrier, la Syrie devrait connaître une augmentation significative de sa population avec plusieurs millions d’habitants en plus à l’horizon 2050. Elle devrait donc conserver son pre­mier rang au Proche-Orient et améliorer son poids démographique relatif au sein du Moyen-Orient car les taux de croissance démographique projetés de l’Iran et de la Turquie pourraient se traduire par une baisse du poids relatif de ces pays dans la région.

6. Les projections de la population de la Syrie

urbanisation et diversification du peuplement des villes

Cette dynamique démographique globale de la Syrie ne doit pas masquer la diversité de son peuplement. Cette dernière transparaît d’abord dans l’armature urbaine qui, selon le dernier recensement (2004), compte quinze villes ayant 100 000 habitants ou plus. Ces villes forment un arc de cercle du Sud-Ouest, où se trouve la capitale politique Damas, au Nord-Est, dont la principale ville, Al-Hasaka, compte environ 200 000 habitants, en passant par le Nord-Ouest, où se situe Alep et le plus important port syrien de Lattaquié.

Le territoire situé en dehors de l’arc de cercle précisé ci-dessus est, pour l’essen­tiel, occupé par un désert qui couvre plus de la moitié des 185 000 km2 de la super­ficie du pays. Cette vaste partie désertique, très peu peuplée, comprend cependant une zone fertile sur les bords de l’Euphrate et de son affluent, le Kahabour. La seule ville importante de cette partie, Deir ez-Zor, est donc au bord de l’Euphrate.

L’armature urbaine de la Syrie est dominée par la ville d’Alep, plus peuplée que la capitale politique Damas. En examinant les statistiques de l’ONU[17] qui consi­dèrent non l’échelle administrative des villes, mais celle des agglomérations, Alep compterait plus de 3 millions d’habitants en 2010 contre 319 000 en 1950. En par­ticulier, compte tenu de sa position géographique, Alep a notamment été une ville de refuge pour des Arméniens ou des Assyriens parvenus à échapper au génocide de 1915 ou aux persécutions subies ensuite en Turquie. L’importance de cette ville d’Alep, distante de 311 km de Damas, avait même conduit la France à en faire la capitale d’un État indépendant, l’État d’Alep, de 1920 à 1924, avant de le rattacher à l’État dit de Syrie sous mandat français. Pendant cette même période, le mandat français, institué par la société des Nations le 25 avril 1920, comportait cinq autres parties : le sandjak d’Alexandrette au nord-ouest, un territoire autonome alaouite avec Lattaquié au centre-ouest, l’état de Damas, le djebel druze à l’extrême sud et un territoire correspondant au Liban actuel.

  1. La population des principales villes de Syrie

La capitale politique Damas est la deuxième agglomération syrienne avec 2,6 millions en 2010 contre 367 000 en 1950. Sa position excentrée dans son propre pays peut étonner mais, d’une part, le choix de Damas comme capitale repose sur l’histoire, en raison de son rôle de capitale du premier empire musulman, celui des Omeyyades (640-750) et, d’autre part, Damas se trouve en position centrale si l’on considère le projet avorté de grande Syrie de 1920. La troisième agglomération syrienne, Homs, au centre-ouest du pays, est estimée à 1,3 million d’habitants. La quatrième, Hamah, avec ses 900 000 habitants, également au centre-ouest du pays, à 45 km au nord de Homs, devance les autres agglomérations dont aucune n’atteint 750 000 habitants.

L’armature urbaine de la Syrie se présente donc avec une dominante bicéphale du fait de l’importance relative de deux agglomérations plurimillionnaires, Alep et Damas, qui représentent ensemble plus du quart de la population du pays. Le taux d’urbanisation assez élevée de la Syrie s’est considérablement accru ces dernières dé­cennies, passant de 30 % de la population en 1950 à 52 % en 2010, principalement en raison de l’émigration rurale. L’une de ses conséquences est que l’on retrouve cohabitant dans les villes toute la diversité des groupes humains qui composent ce pays, groupes qui peuvent être analysés du point de vue des confessions religieuses, mais aussi du point de vue ethnique.

 

Une composition religieuse et ethnique variée

Une première approche de la diversité religieuse consiste à distinguer la répar­tition de la population selon les principales religions, en examinant la présence religieuse dans sa chronologie. La première religion monothéiste présente dans la région est le christianisme. Après la prédication de Jésus, les communautés chré­tiennes se constituent rapidement en Syrie, notamment à Antioche et à Damas. Il en résulte que la première caractéristique des chrétiens de Syrie est qu’ils sont les héritiers d’une implantation religieuse très ancienne, donc largement antérieure à l’arrivée de l’islam au VIIe siècle. Comme les chrétiens d’Irak[18], ceux de Syrie sont donc une communauté historique, apostolique et autochtone.

La communauté chrétienne est, pour la quasi-totalité de ses fidèles, une com­munauté historique, composée par des descendants de populations qui vivaient en Syrie antérieurement à l’ère chrétienne. Les seules églises chrétiennes nées de l’arrivée d’immigrants sont les deux églises arméniennes composées de descendants d’Arméniens ayant pu échapper au génocide de 1915. On trouve aussi en Irak des chrétiens qui ont été ensuite persécutées en Turquie ou dans le sandjak d’Alexan-drette depuis que la France l’a cédé à la Turquie. Les chrétiens d’Irak, dans leur qua­si-totalité, sont donc redevables d’une sorte de « droit du sol » en tant que descen­dants des personnes qui habitaient déjà cette région dans l’Antiquité. Ils peuvent incontestablement revendiquer une filiation directe avec la terre de Syrie.

Deuxième caractéristique qui vaut également pour la quasi-totalité des membres des églises chrétiennes de Syrie : les communautés chrétiennes sont autochtones puisqu’elles sont quasi exclusivement composées de personnes nées en Syrie. En conséquence, personne ne devrait songer à demander ou à contraindre leur départ sous prétexte d’obliger ces Chrétiens à retourner dans leur pays, puisque leur pays, leur terre d’héritage, c’est la Syrie, la terre de naissance des actuels chrétiens de Syrie comme de leurs ancêtres. Les chrétiens de Syrie sont pleinement syriens, descen­dants de longues traditions religieuses, nullement des convertis de fraîche date.

Les chrétiens de Syrie peuvent même se revendiquer comme apostoliques, c’est-à-dire évangélisés du temps des apôtres, donc dès le premier siècle. D’une part, Paul, en se convertissant sur la route de Damas alors qu’il venait y persécuter les premiers chrétiens[19], devient un prédicateur. D’autre part, il est écrit dans les Actes des apôtres, liste cartographique de Luc, né à Antioche, dans son récit de Pentecôte : « Parthes, Mèdes et Élamites, habitants de la Mésopotamie, de la Judée et de la Cappadoce, du Pont et de l’Asie…, nous les entendons annoncer dans nos langues les merveilles de Dieu »[20]. En outre, « c’est à Antioche[21] que, pour la première fois, le nom de « chré­tiens »» fut donné aux disciples »»[22]. Effectivement, Antioche devient dès les débuts du christianisme un très important centre théologique. La ville conserve une place essentielle dans l’histoire de la chrétienté, notamment en ayant eu comme évêque Paul de Samosate au IIIe siècle et en ayant été le lieu de naissance et d’ordination de saint Jean Chrysostome au IVe siècle.

Après la conquête musulmane, l’islam s’implante. En effet, la prédication de Mahomet, liant le sort de la nouvelle religion et celui des populations arabes, en­gendre une conquête arabe. Les musulmans prennent Damas en 635. Puis, un an plus tard, ils sortent vainqueurs contre l’Empereur byzantin Héraclius, dans la bataille du Yarmouk[23], mettant fin pour près de trois siècles à la domination byzan­tine en Syrie. Le pouvoir musulman est d’abord prudent à l’égard d’une population majoritairement chrétienne. Ensuite, il devient plus intolérant. Ainsi, le Calife al-Walid (705-715) édifie la mosquée des Omeyyades au lieu de la cathédrale Saint Jean-Baptiste de Damas qui a été démolie. Un autre calife omeyyade, Abd El-Malik, transfère à des musulmans les charges administratives jusqu’alors exercées par des chrétiens. La conversion de ces derniers, comme celle des juifs ou des zoroastriens n’est pas forcée, mais ils sont sujets à des taxes plus élevées que les musulmans. Les califes appliquent donc la règle de la dhimmitude[24], c’est-à-dire un statut inférieur pour les Dhimmi[25], minorités non musulmanes, adeptes d’une des religions du livre (Ahl al-kitâb).

Bien que l’empire Omeyyade soit supplanté en 750 par celui des Abbassides, dont le centre du pouvoir est à Bagdad, et en dépit des nombreuses vicissitudes historiques des territoires syriens, la présence sunnite en Syrie demeure l’héritage de la conquête musulmane du VIIe siècle et des conversions liées à cette conquête. Il en résulte aujourd’hui la présence du sunnisme, devenu la confession des trois quarts de la population de Syrie.

sunnites arabes et sunnites kurdes

Toutefois, dans la Syrie actuelle, il faut distinguer deux groupes ethniques prin­cipaux parmi les sunnites syriens. Le premier est essentiellement arabe et compose la grande majorité des sunnites, mais aussi par ailleurs la quasi-totalité des autres confessions musulmanes ou chrétiennes. Le second, kurde, compte entre 1,5 et 2,5 millions de personnes, soit environ 10 % de la population syrienne. Les Kurdes forment donc la plus grande minorité ethnique en Syrie. Nombre de Kurdes vivent dans le Nord-Est de la Syrie, donc à proximité des régions irakiennes et turques de peuplement kurde. La deuxième principale région de peuplement kurde se trouve au nord d’Alep dans les contreforts des montagnes du Taurus, là aussi en continuité de régions turques de peuplement kurde. D’autres Kurdes se sont installées dans les grandes viles, comme à Alep ou à Damas, où ils résident notamment dans le quartier Hayy al-Akrad en périphérie de la capitale.

Même si, par ailleurs, le régime des el-Assad a pu apporter des soutiens aux PKK des Kurdes de Turquie, il n’a guère favorisé les Kurdes de Syrie, craignant chez eux un irrédentisme pouvant les conduire à vouloir une région autonome au nord-est, voire un Kurdistan indépendant, à l’instar des Kurdes d’Irak qui ont une région indépendante de facto. L’attitude du pouvoir des el-Assad vis-à-vis des Kurdes peut être illustrée par plusieurs éléments. D’abord, la politique d’arabisation a signifié par exemple l’essai de mise à l’écart de la langue kurde pratiquée par ces populations, la langue arabe étant la langue officielle du pays, la grande majorité des Syriens parlant l’arabe syrien, variante dialectale de l’arabe classique. Dans le même temps, le régime des el-Assad a arabisé des noms de villages kurdes ou interdit des centres culturels kurdes. En outre, des dizaines de milliers de Kurdes syriens ont été longtemps écartés de la citoyenneté syrienne, le pouvoir leur reprochant de ne pas être syriens, mais des immigrants en situation irrégulière. Cela signifiait pour eux des difficultés à accéder à la nourriture publiquement subventionnée ou de ne pas pouvoir accéder à l’emploi et à l’éducation dans le secteur public ni de voyager à l’étranger.

 

Les Alaouites, longtemps marginalisés, politiquement dominants après l’indépendance

Outre les chrétiens et les sunnites, l’autre principale confession présente en Syrie est celle des musulmans alaouites, branche de l’islam née au IXe siècle à la suite de l’enseignement des doctrines ismaéliennes par Ibn Nosaïr[26]. La chaîne initiatique de la confession alaouite remonte à Ibn Nusayr, notable de Bassora vivant au IXe s. Il se disait l’initié du dixième imam chiite, Ali Naqi. Il serait l’auteur d’une cosmogonie et d’une eschatologie, d’une théorie de la révélation et de la catéchèse, enfin d’une initiation graduelle, reflétant la hiérarchie des valeurs spirituelles de la théorie. Dès l’origine, la communauté alaouite est vigoureusement combattue par les sunnites qui les considèrent comme des hérétiques. Aussi, les alaouites se réfugient-ils dans les régions montagneuses qui bordent le littoral méditerranéen où ils vivent souvent dans des conditions de grande pauvreté. Le souvenir de ces temps passés est encore vivace aujourd’hui.

Lors du Mandat, la France donne à cette communauté des opportunités et une nouvelle conscience d’elle-même. Se méfiant du nationalisme arabe des sunnites qui avait conduit à l’intronisation de Fayçal ensuite écarté par les Français, elle crée, en effet, un territoire alaouite autonome et recrute dans l’armée française du Levant des alaouites, ainsi que des ressortissants des autres minorités : Arméniens, chrétiens arabes… Après l’indépendance, puis la création du parti Baas en 1947, l’influence de jeunes officiers alaouites s’accroît au sein de l’armée et de ce parti. En effet, minorité pauvre et longtemps opprimée, nombre d’alouites ont choisi le métier des armes pendant que les enfants de la bourgeoisie musulmane sunnite bénéficiaient des situations héritées.

Avec le coup d’état de 1963, le Comité militaire du Baas, majoritairement alaouite, met à l’écart de nombreux officiers sunnites. L’arrivée au pouvoir du géné­ral Jedid en 1966 et surtout du général el-Assad en 1970 est comme le point d’orgue de cette revanche d’une communauté alaouite longtemps exclue. Les alaouites, qui restent très présents dans ce qui a été leur Territoire sous mandat français, donc la montagne Nusayri et la partie côtière du Nord-Ouest de la Syrie, dont le port de Lattaquié, vivent aussi sur les plaines intérieures de Homs et de Hama et dans les grandes villes. Ils représentent environ 10 % de la population de la Syrie.

Les druzes et les autres confessions davantage minoritaires

La quatrième principale confession syrienne est celle des druzes. Son origine se situe sous le règne du calife fatimide d’Égypte, al-Hakim (996-1021) qui, à la fin de sa vie, prétendit être une incarnation divine. Cette idée fut admise par un certain nombre de fidèles, qui se groupèrent autour de l’un de ses vizirs, al-Darazi ; celui-ci a donné son nom à la confession : Daraziyya ou Durziyya, d’où druze. Darazi, poussant à l’extrême les théories dogmatiques de l’ismaélisme, mit l’accent sur une foi ésotérique. La religion druze, fondée sur l’initiation philosophique, est souvent considérée comme étant, à l’origine, une école de la branche ismaélienne du cou­rant musulman du chiisme. Mais sa volonté d’abandonner les préceptes islamiques l’a transformée en religion à part.

Les druzes de Syrie habitent principalement dans le Sud du pays, près de la frontière de Jordanie (où ils occupent notamment la zone montagneuse du Hawran Jabal al-Arab, connue sous le nom de djebel Druze). Les druzes sont également présents sur le plateau du Golan, contrôlé et administré par Israël depuis la guerre de 1967. Les druzes seraient aujourd’hui environ 200 000 en Syrie[27]. Bien qu’ils ne constituent pas un groupe très important, les druzes représentent un groupe humain dont les autorités syriennes doivent tenir compte pour deux raisons. D’une part, leur peuplement est assez compact, donc concentré sur une partie du terri­toire national qu’ils peuvent ou pourraient contrôler ; d’autre part, leur histoire atteste leur esprit d’indépendance et leur capacité à se révolter, comme l’a éprouvé la France lors de son Mandat.

Outre les principales confessions chrétienne, sunnite et druze, il existe quelques confessions minoritaires, représentant chacune au plus 2 % de la population et sou­vent beaucoup moins. Les principales sont les chiites duodécimains, les musulmans ismaéliens et les Yézidis. Les chiites duodécimains vivent dans quelques commu­nautés dans l’Ouest de la Syrie, près de Homs, et au nord d’Alep. La majorité des musulmans ismaéliens vit dans la chaîne de montagnes côtières, au sud des princi­pales zones alaouites, donc à l’est de Hamah. Les yézidis, dont les croyances sont un mélange d’éléments chrétiens, islamiques, gnostiques et zoroastriens, sont presque tous d’ethnie kurde. Ils habitent surtout au nord-est de la Syrie, dans des régions proches de la frontière irakienne et donc de la région kurde d’Irak.

Quant aux juifs, ils étaient environ 40 000 avant la création d’Israël en 1948. Ils ont presque tous émigré vers Israël puis vers le plateau du Golan après 1967. Le départ des juifs s’est aussi trouvé facilité en avril 1992 lorsque Hafiz el-Assad a ac­cepté de leur accorder des passeports leur permettant d’émigrer. Seulement environ 100 à 200 juifs resteraient en Syrie aujourd’hui, essentiellement à Damas et Alep.

Enfin, il faut citer deux ethnies, les Circassiens et les Turkmènes sachant que l’ethnie arménienne sera traitée dans le cadre de la diversité des confessions chré­tiennes. Les Circassiens, majoritairement musulmans, sont les descendants de réfu­giés qui ont fui l’invasion russe du Caucase du Nord dans la seconde moitié du XIXe siècle, et vivent aujourd’hui pour la plupart à Damas. Quant aux Turkmènes, ce sont essentiellement des musulmans sunnites.

L’analyse des confessions présentes en Syrie doit être affinée pour l’une d’entre elles, les chrétiens, afin d’appréhender leur place géopolitique.

L’influence chrétienne limitée par sa dispersion

Les chrétiens se répartissent en onze églises différentes qui relèvent de deux natures issues de leurs histoires respectives : six sont unies à Rome et cinq sont séparées de Rome, à commencer par l’église chrétienne orthodoxe de rite byzantin, confession chrétienne nettement la plus nombreuse, environ 700 000 membres.

Ces chrétiens sont présents dans toute la partie occidentale de la Syrie, dont les grandes villes d’Alep, de Damas ou de Lattaquié.

La deuxième confession chrétienne en importance est celles des chrétiens grecs catholiques, appelés aussi melkites. Ce sont des églises grecques orthodoxes qui, tout en conservant leur rite byzantin, se sont rattachées à Rome au début du XVIIIe siècle. Le chef de l’Église grecque catholique porte le titre de Patriarche d’Antioche et de tout l’Orient, d’Alexandrie et de Jérusalem des melkites, avec résidence à Damas. Leur géographie en Syrie est semblable à celle des chrétiens grecs orthodoxes.

Les chrétiens syriaques orthodoxes forment une troisième confession chré­tienne, dite jacobite. Le chef de leur église orthodoxe, de nature autocéphale, porte le titre de Patriarche d’Antioche et de tout l’Orient, avec résidence à Damas. La langue liturgique de cette église est ou a été le syriaque, dénomination de l’araméen qui a été choisie au cours de l’histoire parce que le mot « araméen » était jugé à connotation trop païenne, car utilisé bien avant le Christ. La séparation de cette église de Rome est l’héritage des décisions du concile de Chalcédoine (nom de cette ancienne ville d’Asie mineure sur le Bosphore, devenue aujourd’hui un faubourg d’Istanbul). En 451, ce concile condamne les monophysites, qui ne reconnaissent au Christ qu’une nature divine. Aussi, des catholiques d’Orient qui refusent cette condamnation constituent, dans la Syrie d’alors, une église chrétienne autonome dénommée jacobite ou, aujourd’hui, syriaque orthodoxe. Toutefois, au XVIIe siècle, des fidèles de l’église syriaque orthodoxe, dite jacobite, ayant souhaité le rattache­ment à l’église catholique romaine, ils forment alors une église syriaque catholique unie à Rome.

La cinquième église chrétienne compte une particularité par rapport aux précé­dentes puisqu’elle résulte d’une immigration contrainte due au génocide arménien, précisé ci-dessus. Cette église est aussi l’héritière d’une opposition aux conclusions du concile de Chalcédoine. La Syrie compte aussi une communauté maronite : moins importante que celle du Liban, elle est principalement présente dans la ré­gion d’Alep.

Ensuite, existent des chrétiens assyriens, autrefois appelés nestoriens, car ils sont les héritiers spirituels de Nestorius. Comme ce dernier, originaire d’Antioche et formé à l’écolede cette ville, patriarche de Constantinople de 428 à 431, croyait en la séparation des deux natures du Christ, en vertu de laquelle la Vierge Marie peut être appelée « mère du Christ » (Christotokos) et non « mère de Dieu » (Theotokos) et, donc, considérait que Jésus était avant tout un homme, il fut condamné et banni par le Concile d’Ephèse (431) reconnaissant, selon la doctrine défendue par saint Cyrille d’Alexandrie, tenant du siège patriarcal de 412 à 444, l’union hypostatique des deux natures du Christ, humaine et divine.

S’ajoutent trois églises unies à Rome, les chrétiens arméniens catholiques, les chrétiens catholiques de rite latin et les chrétiens chaldéens (catholiques de rite oriental). Les premiers sont des chrétiens arméniens unis à Rome ; les deuxièmes se distinguent en raison de leur choix du rite latin dans la liturgie ; les troisièmes se sont réunis à Rome tout en conservant un rite oriental[28]. Enfin, la Syrie compte quelques milliers de protestants.

La diversité des églises chrétiennes en Syrie se présente comme un handicap dans leur capacité à faire valoir leurs droits. Certes, sous le régime des al-Assad, l’État a accordé une place aux Églises chrétiennes, par exemple, en donnant sou­vent, à l’occasion de la construction de nouveaux quartiers, deux terrains : l’un pour construire une mosquée, l’autre pour bâtir une église. Toutefois, des inégalités sont constatées entre chrétiens et musulmans dans tout ce qui touche au statut des per­sonnes, qui relève non de l’État mais des communautés religieuses. En effet, dès lors que survient un problème de relations avec l’Islam, c’est ce dernier qui l’emporte. À titre d’exemple : une femme chrétienne peut être déshéritée et répudiée librement si elle n’adopte pas la religion de son mari musulman. Ou encore, un musulman n’a pas le droit de se convertir au christianisme quand l’inverse est possible. Déjà, sous le régime des el-Assad, une des préoccupations des églises chrétiennes tient au courant d’émigration qui les affaiblit et fragilise l’équilibre confessionnel syrien.

Prospective géopolitique

Comme le phénomène diasporique est peu présent en Syrie, la diversité des groupes humains de ce pays, qu’elle soit considérée en utilisant le critère de la reli­gion ou celui de l’ethnie, est une caractéristique géopolitique interne essentielle de ce pays, qui se traduit inévitablement par l’application de ce que nous avons appelé la « loi des groupes humains »[29]. Cette caractéristique géopolitique interne est aussi une caractéristique géopolitique externe dans la mesure où les liens géopoli­tiques des différents groupes humains syriens sont extrêmement divers. Les sunnites arabes sont surtout en lien avec les pays arabes sunnites, comme l’Arabie Saoudite ; les sunnites kurdes avec le Kurdistan irakien ; les druzes avec les membres de leur communauté présente au Liban, en Israël et en Jordanie ; les alaouites avec l’Iran ou les chiites libanais, dont le Hezbollah, et irakiens. Quant aux chrétiens, leurs liens géopolitiques historiques les plus intenses ont été, outre le Saint-Siège pour les églises rattachées à Rome, la France qui s’est longtemps considérée et comportée comme un pays défenseur des chrétiens du Proche-Orient.

Dans ce contexte, la loi des groupes humains conduit à proposer deux types de réflexion prospective qui engendrent plusieurs scénarios pouvant être ainsi résumés.

Le premier type de prospective serait l’installation en Syrie d’une violence du­rable. La Syrie connaîtrait alors des guerres civiles confessionnelles ou ethniques. Ce scénario se fonde sur le fait que le conflit confessionnel semble prégnant puisque déjà des milliers de Syriens des diverses communautés – druzes, chiites, ismaé­liennes, chrétiennes – ont été contraints à abandonner leur maison. Et l’objectif confessionnel serait le pivot du conflit si son caractère, central et essentiel pour cer­tains, se confirmait. Par exemple, en juillet 2012, la télévision a montré des « com­battants de la liberté » sunnites syriens ayant fait des prisonniers d’autres confes­sions les forcer à crier « Allah Akbar ! » devant la caméra. Autre exemple, ce français qui a quitté en avril 2012 la région parisienne pour se comporter en moudjahid devant « combattre le régime « impie » de Bachar el-Assad », tout en prêchant « un islam pur » pour la Syrie de demain. Cette personne déclare[30] : « Pendant quarante ans, le nationalisme arabe et la laïcité ont régné. Le salafisme a été combattu par l’État… On doit chercher à rassembler la population autour de notre programme, dont le pilier est l’édification d’un État islamique, sans alcool dans les hôtels et restaurants… »[31].

À partir du moment ou différentes factions syriennes reçoivent des armes de l’extérieur, le risque de pérennisation du conflit existe. L’histoire enseigne d’ailleurs que l’une des guerres entre l’Inde et le Pakistan s’est arrêtée à partir du moment où les États-Unis et l’Urss se sont entendus pour cesser de livrer des moyens militaires aux belligérants. En Syrie, la poursuite d’une situation conflictuelle durable – avec Bachar el-Assad ou après lui – peut être plus ou moins attisée par des puissances ou des organisations extérieures qui, dans une certaine mesure, se combattraient par procuration. Selon ce scénario, la Syrie est un théâtre d’opérations pour d’autres États qui veulent y préserver ou y accroître leur influence géopolitique. Dans une certaine mesure, le ministre français des affaires étrangères, Laurent Fabius, a validé un tel scénario en déclarant sur RTL, à l’occasion de l’accès de la France, au mois d’août 2012, à la présidence de Conseil de sécurité de l’ONU : « On ne peut plus dire que c’est une affaire intérieure ». Et il est vrai que certains groupes agissant en Syrie apparaissent moins comme des acteurs autonomes que comme les défenseurs des intérêts de « parrains » extérieurs ou les supplétifs de la stratégie politique de ces « parrains ». Dans un contexte où il est certains que différents pays livrent des armes et où personne ne peut douter que des services secrets soient à la manœuvre.

Si les interventions extérieures, au lieu de faciliter une pacification du pays, débouchent sur une situation chaotique, le scénario d’une « somalisation »[32] ne peut être exclu. À terme, l’éclatement de fait de la Syrie n’est pas impossible. La situa­tion de minorités inquiètes pour leur survie pourrait engendrer un regroupement des alaouites dans la région de Lattaquié, l’exil des chrétiens contraints entre « la valise ou le cercueil », le renforcement d’une région autonome kurde et des isla­mistes contrôlant le reste du pays où ils imposeraient éventuellement des méthodes et des comportements conformes selon eux à la charia. Et le renforcement d’une région autonome kurde ferait certainement évoluer les paramètres géopolitiques de la question kurde en Turquie[33].

Parallèlement, sachant que les tensions ne sont nullement apaisées dans l’en­semble de la région, le risque existerait d’une extension du conflit syrien aux régions voisines, donc au Proche-Orient, au Moyen-Orient, à la Méditerranée ou, plus au Nord, au Caucase russe. Une extension encore plus large du conflit est également possible dans la mesure où sont impliqués ou se sentent impliqués d’autres pays qui ne se trouvent pas en Asie occidentale.

Le second type de réflexion prospective repose sur la fin des combats en Syrie, qui pourrait déboucher sur deux possibilités. La première verrait l’introduction d’un nouveau régime autoritaire dont les responsables seraient issus du groupe hu­main majoritaire. La seconde serait la mise en œuvre d’une logique démocratique avec l’organisation d’élections pouvant déboucher sur deux directions différentes. La première consisterait en la domination systématique de la majorité (arabe sun­nite) sur les minorités, par l’application du principe selon lequel les minorités ont juridiquement tort puisqu’elles sont politiquement minoritaires, ce qui pourrait se traduire par une forte émigration des minorités ou de certaines d’entre elles. L’autre possibilité serait une démocratie dont la constitution et son application respec­teraient la diversité des groupes humains en reconnaissant notamment la liberté religieuse des chrétiens, la liberté culturelle des Kurdes, etc.

Ces scénarios géopolitiques esquissés mettent en évidence combien la compré­hension de la géopolitique des populations est nécessaire pour réfléchir tant aux risques conflictuels qu’aux réponses à apporter pour assurer la paix non seulement en Syrie mais dans l’ensemble du Moyen-Orient.

[1]Qui a notamment inspiré le récit historique : Simiot, Bernard, Moi, Zénobie, reine de Palmyre, Paris, Albin Michel, 1978.

[2]Roi d’Irak avec le soutien de la Grande-Bretagne en 1921, Fayçal obtient l’indépendance de son pays en 1930. Cf. Dumont, Gérard-François, « Histoire et géopolitique ses territoires irakiens », Géostratégiques, n° 6, 2e trimestre 2005.

[3]La Syrie a permis à Abdullah Ôcalan (aujourd’hui emprisonné à perpétuité en Turquie) de diriger le parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) depuis la plaine de la Bekaa sous contrôle syrien pendant 19 ans, jusqu’en 1998, année où la Turquie a décidé de menacer militairement la Syrie.

[4]Dumont, Gérard-François, « Le Moyen-Orient, espace géographique et géopolitique », Géostratégiques, n° 6, 1er trimestre 2005.

[5]Dumont, Gérard-François, Démographie politique. Les lois de la géopolitique des populations,

Paris, Ellipses, 2007.

[6]Dumont, Gérard-François, « La dynamique démographique et les quatre marchés du Conseil de Coopération du Golfe », Accomex, n° 103, février 2012, p. 14-17 ; repris sous le titre « De Doha à Dubaï : les marchés du Golfe », Problèmes économiques, n° 3043, 9 mai 2012.

[7]World Population Prospects, the 2010 Revision.

[8]Sardon, Jean-Paul, « La population des continents et des pays », Population & Avenir, n° 705, novembre-décembre 2011, www.population-demographie.org/revue03.htm

[9]C’est-à-dire, selon une désignation remontant aux Romains, la région située entre la Méditerranée et la vallée du Jourdain.

[10]Office de secours et de travaux des Nations Unies pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient (UNRWA – United Nations Relief and Works Agency for Palestine Refugees in the Near East).

[11]Cette question est ici étayée grâce aux remarquables travaux de Géraldine Chatelard et Mohamed Kamel Doraï ; cf. notamment « La présence irakienne en Syrie et en Jordanie. Dynamiques sociales et spatiales et mode de gestion par les pays d’accueil », Maghreb-Machrek, 2009, n° 199, p. 43-60.

[12]Agence des Nations Unies pour les réfugiés.

[13]Mohamed Kamel Doraï, « Le rôle de la Syrie dans l’accueil des réfugiés irakiens depuis 2003 : Espace de transit, espace d’installation », Méditerranée. Revue géographique des pays méditerranéens, n° 113, 2009, p. 138-146.

[14]« Au 12 avril 2012, l’Agence internationale pour les réfugiés, le HCR, avait enregistré 44 570 réfugiés syriens dans les pays frontaliers : 24 674 en Turquie, 10 386 au Liban, 8 270 en Jordanie et 1 240 en Irak. Ces chiffres n’incluent pas ceux des réfugiés qui ne sont pas enregistrés auprès du HCR, ni les Syriens partis vers des pays non frontaliers (notamment dans le Golfe), ni enfin les réfugiés irakiens en Syrie retournés en Irak ou ayant gagné une autre destination. Si le nombre de réfugiés non enregistrés par le HCR est vraisemblablement faible en Turquie, où l’État a dès le départ géré la crise avec l’appui du HCR, la majorité des réfugiés en Jordanie et au Liban n’est probablement pas enregistrée. En Jordanie, le Gouverneur de Zarqa (province frontalière de la Syrie) estime à 100 000 le nombre total de Syriens déplacés dans le pays ; et au Liban, le HCR lui-même indique que les réfugiés syriens seraient environ 20 000, dont 7 500 non-inscrits dans ses registres se trouveraient dans les régions où le HCR n’opère pas directement, en particulier la Bekaa et Beyrouth ». Cf. « Après la Libye, la Syrie : vers une nouvelle crise de réfugiés aux frontières de l’Europe ? », Migration policy center (MPC), 17 avril 2012.

[15]Chiffre qui a pu être stimulé par l’attaque par les « rebelles » de l’église arménienne d’Homs en mai 2012.

[16]France Arménie, n° 388, juillet-août 2012, p. 7.

[17]World Urbanization Prospects, the 2011 Revision.

[18]Dumont, Gérard-François, « La mosaïque des chrétiens d’Irak »», Géostratégiques, n° 6, 2e trimestre 2005.

[19]Actes des apôtres, 9, 1-22. Traduction œcuménique de la Bible, Paris, Editions du Cerf, 1989,

  1. 2 637.

[20]Actes des apôtres, 2,10-11, Traduction œcuménique de la Bible, p. 2 619.

[21]Alors capitale de la province romaine de Syrie, et aujourd’hui turque depuis que la France a cédé en 1939 le Sandjak d’Alexandrette à la Turquie.

[22]Actes des apôtres, XI, 26. Traduction œcuménique de la Bible, Paris, Éditions du Cerf, 1989, p. 2 645.

[23]Du nom de cette rivière qui prend sa source en Syrie, forme actuellement la frontière dans son amont entre la Syrie et la Jordanie et se jette dans le Jourdain au sud du lac de Tibériade.

[24]Cf. notamment Abitbol, Michel, Le passé d’une discorde, Paris, Perrin, 2003.

[25]C’est-à-dire, en arabe : ayant payé une caution.

[26]L’origine de cette obédience chiite remonte au fait que le sixième imam chiite avait d’abord désigné pour lui succéder son fils aîné Ismaël puis, se ravisant, finit par lui préférer son deuxième fils : Mousa al-Kazim. Certains chiites restèrent fidèles à Ismaël. Il devint pour eux le septième imam qui, mahdi suprême, doit réapparaître à la fin des temps. D’autres considèrent que l’imamat légitime s’était transmis au fils d’Ismaël, Mohammad. Les ismaéliens insistent sur la dimension ésotérique de la religion et ont élaboré une métaphysique, une cosmologie et une anthropologie de caractère gnostique, fortement influencées par le néo-platonisme mais aussi par certains éléments chrétiens.

[27]Et environ 300 000 au Liban, 60 000 en Israël et entre 3 000 et 5 000 en Jordanie.

[28]L’église chaldéenne demeure la principale église chrétienne d’Irak même si elle a connu une forte émigration compte tenu des persécutions qu’elle subit et qui se sont fortement aggravées depuis 2003.

[29]Dumont, Gérard-François, Démographie politique. Les lois de la géopolitique des populations,

Paris, Ellipses, 2007.

[30]Malbrunot, Georges, « Abou Hajjar, combattant français en Syrie », Le Figaro, 4 août 2012.

[31]Un tel point de vue renvoie à notre analyse antérieure : Dumont, Gérard-François, « Changement de paradigme au Moyen-Orient », Géostratégiques, n° 15, 2007.

[32]Terme utilisé par Hutin, François Régis, « Syrie : islamisation, démocratisation ? », Ouest-France, 4 août 2012.

[33]« La Turquie coupée en deux ? », Population & Avenir, n° 703, mai-juin 2011.

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